nous sommes partout

nous sommes partout

Alternative viable ou réappropriation capitaliste

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

Entre 2013 et 2018, j’ai eu l’occasion de faire partie d’une association estudiantine de permaculture en Suisse romande. Je ne parlerai que de mon vécu au cours de cette période, car je n’y suis plus actif, et donc ne peux ni ne veux parler au nom des personnes qui en sont actuellement membres.

J’ai intégré l’association par le biais d’unex amiex, que je ne remercierai jamais assez pour cette invitation, pour son investissement et pour sa capacité de gestion lors de ces années. L’objectif de l’association était d’amener la permaculture dans le milieu universitaire et de pouvoir se réapproprier une parcelle de terrain pour y planter un jardin d’expérimentation permacole. Nous mettions en avant le fait que la permaculture est politique et avions à cœur d’organiser des conférences et ateliers qui puissent aborder différentes problématiques d’un point de vue global. Nous avons organisé par exemple des conférences sur les alternatives aux pesticides, les politiques agricoles en Suisse, la résilience de nos socioécosystèmes, les vers de terre et les arbres face aux problématiques environnementales ou encore le réformisme écologique. Petit à petit, nous avons tissé des liens en dehors de l’université, notamment avec le réseau de permaculture Suisse romande, via lesquels nous avons fait de très belles rencontres, et d’autres qui se sont avérées problématiques, notamment parce que nous ne partagions pas la même définition de ce qu’est la permaculture.

Lors de nos conférences d’introduction à la permaculture, nous l’avons définie brièvement comme un ensemble d’outils visant à mettre en place des socioécosystèmes autosuffisants et résilients. Puis, nous avons ouvert plus largement notre point de vue et abordé le fait que ce terme est devenu un mot fourre-tout, pouvant englober un peu tout et n’importe quoi et facilement réapproprié à des fins capitalistes, ce qui implique une certaine vigilance. Nous avons par exemple très rapidement remarqué qu’une partie du milieu permacole suisse romand s’efforçait à l’époque de présenter la permaculture comme étant apolitique, ce qui nous semblait non seulement faux mais aussi dangereux. De nombreux survivalistes nationalistes se revendiquent de la permaculture et savent très bien construire des microécosystèmes très productifs, ce qui leur confère beaucoup de notoriété. Ceci va à l’encontre même des débuts de la permaculture : les deux auteurs « officiels » du terme, Mollison et Holmgren, se basent sur des auteurs anarchistes comme Kropotkine pour mettre en avant la création de petites communautés interdépendantes qui fonderaient l’idéal d’une société permacole. Nous avons remarqué que la permaculture a été progressivement récupérée par le capitalisme vert. Les Cours de Design en Permaculture (CDP) en sont un exemple flagrant. Il s’agit de la première formation reconnue dans le domaine, un cours immersif de deux semaines durant lesquels les participanxtes vont se plonger dans ce qu’est la permaculture et son application à plusieurs échelles, que ce soit dans différents climats ou au sein de collectifs humains. Cette formation existe depuis plusieurs dizaines d’années et est disponible dans le monde entier, portée par différentes associations, universités populaires ou individus pratiquant la permaculture. Elle veut établir une base commune de ce que peut être la permaculture grâce à un petit cahier des charges, mais les conditions matérielles de la formation varient énormément selon la manière dont elle est organisée. Parmi les variations, il y a surtout celle du prix. Un CDP en France, en Allemagne ou encore en Angleterre coûtait à l’époque entre 400 et 600 euros pour deux semaines. La Suisse, cependant, ne proposait à notre connaissance que des CDP à partir de 1200 CHF, un prix exorbitant qui rend la permaculture inaccessible à la plupart des personnes qui en ont le plus besoin. Un tel prix cantonne la permaculture aux jardins potagers de personnes pouvant payer leur formation et qui bien souvent ne dépendent pas de leurs cultures pour améliorer leur alimentation. L’idée originelle était de faire en sorte que les populations les plus démunies puissent devenir plus autosuffisantes et prendre en main leur alimentation, tout en créant des écosystèmes naturels résilients (ce que montre l’exemple des jardins permacoles des populations précaires dans diverses villes des États-Unis, que la faim a poussé à squatter des friches pour se nourrir et se rencontrer). Nous étions conscienxtes que nous faisions aussi partie des privilégiéexs, notamment parce qu’aucunex d’entre nous ne dépendait de notre jardin pour se nourrir. Nous ne remettions pas en question le fait que les personnes qui organisent une telle formation souhaitent se rémunérer et nous reconnaissions que plusieurs CDP proposaient des réductions pour des personnes qui ne pouvaient pas payer une telle somme, mais ce prix nous semblait tout de même excessif.

Nous avons donc décidé de proposer nous aussi un CDP, mais à un prix plus accessible. Ce cours a été mis en place trois ou quatre ans après la formation de l’association. Ça ne s’est pas fait sans accrocs, notamment au niveau de la certification. Pour que ce cours soit reconnu, il faut qu’il soit « certifié » par une personne qui a déjà fait le CDP et deux ans d’immersion dans un projet permacole préexistant pour y acquérir de la pratique. À l’époque, une seule personne en Suisse répondait à ces conditions et se trouvait dans la capacité de certifier les CDP, ce qui rendait sa présence essentielle partout. En plus de découvrir qu’il existait une sorte de monopole de la certification des CDP, nous n’avions pas beaucoup d’affinité avec cette personne, ni dans son approche de la permaculture ni dans ses tarifs. Nous avons donc fait appel aux groupes Permaculture Italie et Permaculture Australie (le groupe de permaculture Australie étant informellement l’organisme central au niveau international) qui nous ont fourni une certification. Nous avons commencé en 2017 à proposer un CDP à 500 CHF. Comme il a lieu sur le site de l’Université, on nous a demandé que la majorité des participanxtes soient des étudianxtes, ce qui constitue une limite fondamentale. Cependant, à chaque édition, des places étaient réservées pour le personnel de Parcs et Jardins de l’Université et nous avons réussi à négocier également des places pour des personnes extérieures au milieu universitaire, ainsi qu’une ou deux places non payantes en échange d’une aide dans l’organisation générale.

Nous avons été contactéexs avant la première édition par la personne qui avait le monopole de la certification. Elle a affirmé que nous n’étions pas en droit de fournir un tel cours, non seulement sur le plan légal mais aussi sur le plan financier, puisqu’elle contestait la possibilité d’offrir des cours à un prix aussi peu élevé. Nous avons répondu que nous avions toutes les bases légales pour le faire et que la permaculture devait être la plus accessible possible.

Quelque temps avant mon départ de l’association, nous discutions souvent de l’évolution du terme de « permaculture », qui devenait creux, passe-partout, réapproprié et dépolitisé par plusieurs mouvances. Je reste personnellement convaincu que pour que la permaculture puisse atteindre l’objectif pour laquelle elle a été créée, c’est-à-dire proposer des alternatives pour faire face aux problématiques sociopolitiques et écologiques actuelles, elle ne doit pas perdre ses bases anarchistes, ses inspirations puisées auprès de diverses communautés à travers la planète.

Si certainexs permaculteurixes, bien plus expérimentéexs que nous, vont dans ce sens en Suisse romande, nous ne pouvons nier qu’une part du mouvement vrille vers un capitalisme vert, qui se dit apolitique et qui reproduit divers schémas de domination. Nous avons aussi observé beaucoup d’influence New Age et ésotérique, ou encore l’apparition de gourous en permaculture, le tout souvent couronné de libéralisme. La permaculture est encore bien loin d’être exempte des schémas de domination qui traversent nos sociétés occidentales, mais elle propose des pistes de réflexion qui peuvent s’avérer intéressantes, notamment au niveau de l’autogestion. En général, les projets permacoles sont collectifs, car il est très difficile d’assumer seulex la quantité de travail nécessaire pour mettre en place un écosystème. Il faut donc réapprendre à gérer la communication et l’organisation collective, ce à quoi la permaculture répond par une recherche d’horizontalité, de différents types de consensus, d’écoute et de bienveillance. Je dois avouer que l’association dont je faisais partie était très enrichissante sur ce plan, non seulement grâce à l’expérience de certainex membres, mais grâce à l’amitié qui a fini par nous lier. En travaillant à construire des socioécosystèmes, j’ai aussi pu remettre en question beaucoup de mes comportements, surtout des comportements masculins, et ceci grâce au collectif. Évidemment, ce sont des outils qui ne sont pas propres à la permaculture, elle doit les valoriser afin d’éviter les dérives autocratiques qui sont contraires à ses fondations antiautoritaires. Un principe essentiel de la permaculture dit que tout élément doit assurer plusieurs fonctions et que chaque fonction doit être assurée par plusieurs éléments afin d’aboutir à un socioécosystème résilient où tout le monde se sent à l’aise et inclusex.

Aujourd’hui, j’observe jour après jour combien cette expérience a marqué mon militantisme et ma manière d’être. C’est au travers de la permaculture, et des gens qui la font vivre, que j’ai pu découvrir l’anarchie, les rapports de domination entre les différentes sphères du vivant et entre les êtres humains, et surtout mes privilèges. Je cherche activement à minimiser l’oppression que j’exerce autour de moi, que ce soit sur des humains ou non humains, et à maximiser la bienveillance, l’écoute et le soutien aux personnes qui m’entourent, sans oublier de réagir quand une situation ne me semble pas acceptable.

Actuellement, je m’investis principalement dans des activités et collectifs liés à la transformation et à la distribution alimentaire, ainsi que dans certains projets agricoles en agroforesterie et en permaculture. Au travers de ces rencontres, j’ai eu l’occasion de travailler dans des fermes de production de viande et de produits laitiers, ce qui m’a fait devenir vegan et m’a permis d’approfondir mes questionnements sur l’interaction entre les êtres humains et leur environnement. Cultiver et manger restent le socle de mes interactions sociales, dont les fonctionnements me rappellent les socioécosystèmes qu’imaginait Kropotkine et les réseaux souterrains des hyphes de champignons symbiotiques. Il n’y a pas de révolution sans pain, et notre pain est politique.

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