nous sommes partout

nous sommes partout

Arrêtons de « défendre »

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

Dans nos cultures militantes, nous avons intériorisé que notre rôle était de défendre. Notre vocabulaire ne laisse aucun doute : « Zone à Défendre », « Protection de la nature », « Défense de l’environnement ». C’est la logique même de notre langage et donc forcément celle de notre réflexion, de notre action. Qu’y a-t-il de mal à ça, après tout, il s’agit bien d’empêcher que le système capitaliste emporte le vivant dans son autodestruction, non ? En réalité, ce n’est pas si évident. À mes yeux, notre objectif est plus ambitieux encore. Nous devons récupérer ce que ce système a détruit pour reconstruire autre chose. Nous devons mener l’offensive contre cette énorme machine et saboter son potentiel de destruction. Nous devons quitter la posture défensive et passer à l’attaque. En ne faisant que défendre ce à quoi nous tenons, nous nous vouons à l’inefficacité.

Vivre la défense

J’ai beaucoup d’admiration pour les personnes qui mettent en place des ZAD et des projets similaires, pour leur courage et leur dévouement. Je suis aussi très reconnaissant de tout ce que j’ai vécu dans ces lieux, de toutes les expérimentations sociales qui y sont réalisées. Les ZAD sont de bons instruments de communication et de sensibilisation, des laboratoires d’idées et de pratiques1. Elles montrent que d’autres idéaux existent, mais elles relèvent d’une stratégie défensive limitée qui ne doit pas nous suffire.

C’est une illusion de croire qu’il suffit de vivre pour défendre. Vivre, c’est reposant, la défense, c’est épuisant. J’ai vécu dans une ZAD, je me souviens que l’entreprise à laquelle nous nous opposions venait nous voir, qu’elle visitait les lieux. Dans ces moments, ce que tu ressens est vraiment paradoxal, parce que tu accueilles ton ennemi sur ton lieu de vie, en forçant le sourire, pour la forme, pour l’image. Quand on y pense, c’est absurde que nos adversaires puissent se promener librement sur nos lieux de vie. Cela veut dire que notre principal ennemi sait où nous trouver et ça, ça change tout. Il peut observer notre organisation, il peut nous attaquer quand il le souhaite.

J’ai vécu dans des squats, qui sont aussi des lieux à défendre. Je sais ce que ça fait de recevoir un avis d’évacuation, un bout de papier administratif qui t’explique que ta maison ne va plus être ta maison2 : que vivre dans le lieu, lui donner vie, tout ça n’a absolument aucune valeur aux yeux de la société, ni des keufs ni des tribunaux. Et on sait bien comment ça se passe. Le plus souvent, on essaie de prévenir comme on peut d’autres militanxtes qui vivent non loin, dans l’espoir qu’iels se mobilisent et que leur réaction sera rapide. Malheureusement, le temps et l’incertitude jouent contre nous. La police intervient souvent à cinq heures du matin, après plusieurs journées glaciales ou pendant les fêtes, pour être bien sûre de s’attaquer à des personnes peu nombreuses, fatiguées ou surprises. Dans la plupart des cas, personne ne vient aider à défendre. C’est tout à fait normal. D’abord, je comprends bien que la plupart des personnes ne peuvent pas prendre de gros risques juridiques pour défendre des maisons qu’iels n’habitent pas. Mais surtout, la police mène complètement le rapport de pouvoir : quand tu reçois l’avis d’évacuation, tu ne sais pas si ça va tomber dans deux heures, dans deux jours ou dans deux mois. À partir de là, tu vis dans l’urgence et dans l’angoisse. Tu n’arrêtes plus de faire des hypothèses sur le déroulement de l’expulsion, sur les scénarios de défense, souvent irréalistes. Les moments d’incertitude s’enchaînent, l’incertitude devient stress, puis angoisse, puis insomnie. Souvent, ces situations créent des conflits et des tensions dans le collectif. Tout le monde fatigue. Comment rester mobiliséexs aussi longtemps et dans un tel état d’incertitude, sans s’épuiser ?

À partir de maintenant, je vais remettre en question notre inefficacité et laisser peu de place à mes émotions. Ne voyez pas en moi un être insensible. Je vis le ventre noué à l’idée de ce que l’humanité détruit : cette rivière entourée de verdure vouée à devenir un parking ou cette forêt vivante et mystérieuse abattue parce que située sur un gisement de lithium. C’est parce que ces défaites sont aussi épuisantes que démoralisantes que je mets en doute l’efficacité de ma lutte.

Faiblesses d’une stratégie défensive

perte de la mobilité

Défendre un squat ou protéger une ZAD nous rend facilement localisables, nous condense sur un espace restreint. Si la police ou un groupe ennemi souhaite nous attaquer, il sait où nous trouver. Pour pêcher d’un coup l’ensemble des militanxtes de la région, rien de mieux qu’une descente dans la ZAD la plus proche. L’infiltration est aussi facilitée : avec une coupe longue et quelques tatouages, la vigilance militante s’effondre vite, sans compter que la vie de défenseureuxse est trop remplie pour être toujours sur ses gardes.

perte de l’initiative et de la surprise

C’est peut-être un des points les plus stressants durant une occupation : une fois que nous sommes bien installéexs dans un lieu, l’ennemi est libre de choisir le moment idéal pour attaquer. C’est tout le bénéfice qu’il y a à avoir l’initiative : choisir les conditions les plus favorables pour soi et les plus défavorables pour celleux qui défendent. Avoir l’initiative permet aussi de planifier à l’avance son attaque, avec des moyens choisis et un plan déterminé. À l’inverse, ne pas avoir l’initiative signifie rester dans l’attente et réagir au plan adverse, en tentant de l’anticiper au mieux.

rester mobiliséexs dans la durée

Défendre une position exige qu’on s’y maintienne physiquement, longtemps. C’est même une mesure du succès : combien de temps avons-nous tenu ? Un mois ? Deux ans ? Mais l’inégalité est profonde. Celleux qui défendent doivent rester mobiliséexs tous les jours jusqu’à l’expulsion (perdant un temps considérable, peinant à se concentrer sur d’autres tâches). La police, pour sa part, ne sera mobilisée le plus souvent qu’une journée, journée qui lui suffira à déloger les militanxtes. Dans ce déséquilibre des forces, la police sera toujours disponible et organisée pour s’attaquer à de nombreux lieux, puisque c’est elle qui mène le rapport de force et choisit la temporalité du conflit. En revanche, nous serons confrontéexs au choix difficile des lieux et des causes qui méritent d’être défendus, en abandonnant obligatoirement d’autres par manque de temps.

faire des choix

Cela est aussi vrai sur un plan plus global, à l’échelle d’un pays par exemple. Nous ne sommes pas assez nombreuxses pour défendre tout ce qui devrait être défendu. Les militanxtes étant limitéexs par leur nombre, nous devons choisir nos luttes : nous ne pouvons pas nous opposer à chaque nouvelle artificialisation des sols, à chaque nouveau grand projet inutile. Nous choisissons donc toujours les plus importants, ceux qui ont le plus de valeur symbolique, notamment parce que ce sont ceux qui sont susceptibles de mobiliser le plus de personnes. Comment choisir entre cette prairie sur le point d’être ravagée ou bien cette forêt sur le point d’être abattue ? J’ai déjà vécu ce genre de choix impossible, ils sont particulièrement durs à vivre émotionnellement. Avec cette stratégie de pure défense, pour chaque occupation, des dizaines de projets sont menés à bien sans être inquiétés, sans être attaqués. En Suisse, nous cédons 2 700 mètres carrés par heure aux constructions de logements et au bétonnage. Autant de luttes qui ne sont pas menées, faute de ressources.

l’absence de défaite n’est pas une victoire

Le mieux que l’on puisse espérer en défendant un lieu, c’est qu’il ne soit pas détruit ou en tout cas moins détruit que ce que prévoyait l’État. Ce n’est pas une victoire, c’est une absence de défaite. Geoffroy de Lagasnerie écrit à ce sujet : « Nous avons résisté à une offensive, mais nous n’avons pas lancé notre propre offensive. Et alors, en appelant cette situation une “victoire”, nous participons à une sorte de transmutation des valeurs : nous convertissons psychologiquement l’ordre présent comme un ordre voulu, souhaité (nous sommes heureuxses de l’avoir conservé) et donc nous avons régressé ». Souvenons-nous de notre dernière victoire : Notre-Dame-des-Landes. Avons-nous détruit des aéroports ? Avons-nous réduit le nombre d’avions qui atterrissent en France ? Pas du tout. Alors qu’avons-nous gagné ? Seulement que l’aéroport ne soit pas construit. En plus, vinci, l’entreprise chargée de la construction, a été dédommagée et des projets alternatifs sont déjà en cours, notamment l’agrandissement des aéroports existants. Même si cela m’attriste profondément, Notre-Dame-des-Landes n’a rien d’une victoire, c’est à peine une absence de défaite, qui nous a coûté beaucoup de temps et de militanxtes.

Pour une « riposte » de l’environnement

En acceptant une position défensive, nous inversons ce que devrait être le rapport de force. Ce n’est pas nous, mais le système qui devrait rester statique, ses infrastructures les plus critiques (mines, raffineries, réseaux de transport et de communication) ne peuvent pas être déplacés. Si nous attaquions, c’est elleux qui seraient en position défensive. Nous pourrions choisir nos cibles en conscience de nos forces et de nos faiblesses. Nous pourrions être celleux qui décident du moment le plus propice pour attaquer, de l’endroit, de l’heure et de la méthode qui surprendront le plus. C’est le système qui devrait avoir à choisir quelles positions défendre et quelles positions sacrifier. Il ne me reste finalement que cette idée : nous pourrions être plus efficaces, nous pourrions gagner, nous pourrions recevoir plus souvent des bonnes nouvelles.

Nous avons besoin de vraies victoires, et ces victoires nous ne les obtiendrons qu’en passant à l’offensive. Passer à l’offensive, par exemple en s’organisant en petits groupes pour aller saboter des cibles précises, revient à contrer les failles de la stratégie défensive. D’abord, nous décidons de la temporalité du conflit, et c’est désormais aux entreprises écocidaires° de s’inquiéter, de dépenser du temps et de l’argent pour se défendre en permanence, sans savoir jamais quand nous attaquerons. Ensuite, nous restons mobiles : en prenant toutes les précautions nécessaires, nous pouvons nous déplacer et déplacer le conflit pour qu’il reste le plus imprévisible possible. Aussi, nous pouvons faire l’ensemble des choix offensifs, et c’est désormais au système écocidaire de décider ce qu’il peut défendre en permanence, et ce qu’il est obligé de laisser par moment sans surveillance — en tout cas si l’on commence à devenir vraiment nombreuxses. Et la durée nous épuise beaucoup moins, puisque nous avons tout le temps nécessaire pour nous régénérer entre deux actions, dont la temporalité nous appartient. Chacunex peut reprendre le conflit quand iel est à nouveau prêxte et en forme. Enfin, nous avons toujours l’initiative et nous devenons la surprise même. Nous pouvons toujours choisir les conditions les plus favorables pour nous et les plus défavorables pour celleux qui défendent. Nous les forçons à attendre, à ne faire que réagir, à défendre.


  1. Là-haut sur la colline [no 51] relate quelques-unes de ces pratiques et ZAB 2028 [no 43] spécule sur le futur qu’elles portent en elles. 

  2. Vous détruisez une Spyre, on en reconstruira plein [no 18] constitue une réponse à ces avis d’évacuation. 

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