nous sommes partout

nous sommes partout

Bidule, Truc et Machin à la ferme

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

Dans mes écouteurs qui grésillent, j’entends Machin qui râle. Les lapins sont très lourds et surtout iels1 veulent pas tellement se laisser emmener par les gentillexs vegans que nous sommes. Machin essaie de leur parler, doucement, mais ça a pas l’air de les convaincre. Il faut en choisir trois ou quatre sur celleux qui sont entassées là, et je suis contente de pas devoir m’y coller. Machin râle de plus belle.

Moi, je suis planquée dans les hautes herbes, j’ai jamais fait ça, j’ai les yeux qui louchent à force de scruter l’obscurité pour vérifier que personne ne débarque. Et j’ai très besoin de pisser. On a oublié le talkie-walkie, donc je fais le guet avec un téléphone sécurisé. C’est moins bien.

J’entends Bidule qui respire et qui arrête pas de dire à quel point les clapiers sont dégueulasses et petits. Je lae crois sur parole et à l’odeur. L’air empeste la merde, la chair en décomposition et le foin mouillé. Y’a des insectes partout.

J’entends jurer. Machin en a perdu un qu’il faut essayer de récupérer, dans le noir, sans autre lampe qu’une infrarouge. On crève de chaud sous nos cagoules, nos vestes et nos capuches en plein mois de juin. Bidule souffle comme un bœuf dans le micro des écouteurs. Il y a un silence, un silence qui me laisse le temps de réaliser qu’on est trois peléexs au fin fond de la campagne en train de récupérer quatre pauvres lapins chez un type pas spécialement aimable, ce qui me fout un peu les boules. Puis, Bidule me demande si la voie est libre. Je louche encore plus pour être sûre qu’il y a pas un éleveur en embuscade. J’en vois pas. Machin arrive en trottinant tant bien que mal avec son sac plein de lapins. Bidule suit de près avec les lampes et le matos. On rejoint la voiture, parquée à ce qui me semble des kilomètres de distance et on quitte le site, les phares éteints. Une fois que mon cœur daigne quitter ma bouche et que je recommence à respirer normalement, je jette un œil à ces fameux lapins. Leur corps est immense, si gros qu’on dirait des chiens.

C’est quelque chose qui me surprend à chaque fois qu’on récupère un animal, ou qu’on fait des images dans les élevages de Suisse, à quel point les animaux sont disproportionnées. Tellement gonflées que parfois leur peau semble éclater comme un fruit trop mûr. Souvent, iels se blessent sur le métal de leur cage. Souvent iels se piétinent, se mangent mutuellement. Ce qu’on ferait aussi, sûrement, à leur place. Je ne sais pas comment on peut penser que c’est normal, naturel, ou dans l’ordre des choses de faire subir ça à un Truc qui vit et qui, manifestement, ressent. Ces images sont, grâce à ce que mes camarades font, disponibles sur internet. Tapez élevages suisses sur internet. Tapez abattoirs suisses sur internet.

Une autre fois, on a été faire une sortie de repérage, pour filmer dans un élevage de vaches et de porcs. Comme souvent, je suis restée planquée dans les hautes herbes, comme un crapaud à capuche, à loucher sur la pénombre tandis que les autres entraient dans l’enceinte de l’exploitation. Je confirmais seulement qu’on ne voyait par leur lumière de l’extérieur. Dans les écouteurs, Machin et Bidule constataient ce qu’on constate toujours : des cadavres en décomposition sous des bâches, la puanteur, les bébés cochons à l’agonie, les plaies et les abcès sur les pattes et les ventres. C’était à gerber.

Plus loin, dans un autre bâtiment, iels ont entendu des mugissements qui venaient de derrière d’immenses bottes de paille. Le silence a été long. Je les ai entendu murmurer, je distinguais pas ce qu’iels disaient. Ce qu’iels ont découvert, je l’ai appris plus tard : l’éleveur avait enfermé trois veaux derrière ces bottes gigantesques, sans eau ni nourriture. Il essayait de les cacher. Il les avait laissés là pour mourir. Pas rentables, trop chers à faire abattre. On a décidé d’aller chercher des bidons d’eau, des bouteilles. Vu l’urgence, on a aussi décidé de faire une dénonciation au vétérinaire cantonal. Je crois que ces veaux ne sont pas morts de soif finalement. Ils ont été abattus, je suppose. Quelle victoire.

Ce n’est pas en sauvant trois lapins et en filmant les élevages qu’on change la donne ou qu’on règle le problème. Et c’est pas non plus comme ça qu’on adresse le problème de la précarité des éleveureuxses, je le sais bien. Parfois, c’est une cause qui semble ne jamais avancer. Mais j’entends et j’apprécie celleux qui disent que chaque animal sauvée est une petite victoire. Parce que c’est vrai quelque part. Et parce que ça, ça donne du courage.

Sûrement, ça doit paraître dérisoire à plein de gens de se préoccuper du sort des animaux. Il y a même des militanxtes qui se battent pour d’autres luttes, pour d’autres droits, qui trouvent que l’antispécisme est un truc réservé à la bourgeoisie.

Je sais que ça peut être vrai. Je vois des vegans qui ne s’intéressent pas aux luttes pour les droits humains, qui ne perçoivent pas la chance, si on peut dire ça comme ça, qu’iels ont de pouvoir lutter pour d’autres espèces que la leur. Je connais des vegans qui ne voient pas que s’iels peuvent lutter pour les non-humaines, c’est peut-être aussi un peu quand même parce qu’iels ont des droits et des privilèges. Pourtant, il paraît évident que, dans toutes les luttes, il faudra bien converger pour arriver à quelque chose. Pour faire masse.

D’ici là, ça me va d’être postée dans les herbes hautes à faire le guet, avec mon strabisme, et Machin, et Bidule, et touxtes les autres qui font pareil et même mieux, dans l’ombre de tous les abattoirs, de tous les élevages, de tous les camions transporteurs.


  1. En accord avec les auteurixes, l’écriture inclusive binaire est utilisée pour les animaux non humaines, conformément aux conventions du volume, le féminin prime. 

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