nous sommes partout

nous sommes partout

Là-haut sur la colline

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

J’ai commencé à militer au sein des récents mouvements qui luttent pour une justice climatique. À travers ça, j’ai découvert d’autres luttes, des luttes féministes, queer, antiracistes et toutes celles qui me semblent faire partie d’un même combat.

Après avoir passé un certain temps dans les luttes écolos de Suisse romande, j’ai senti qu’on arrivait gentiment à un point mort, une sensation renforcée par le confinement, qui a fini par confiner aussi nos révoltes. J’avais de plus en plus envie d’aller vers une écologie moins consensuelle, qui revendique et assume ses conflits, qui tisse des liens avec les autres luttes. Une écologie qui affronte les vraies questions de nos rapports aux autres, aux milieux naturels et aux communs, une écologie qui se bat contre toutes les formes d’oppression, de domination et d’exploitation. Je n’étais pas du tout la seule à être traversée par ces envies. Beaucoup de jeunes se sont politiséexs avec ces nouveaux mouvements climatiques ces deux dernières années et au fil du temps on s’est radicaliséexs et on a embrassé ou approfondi des sensibilités politiques plus anarchistes. Une vision radicale de l’écologie a émergé, qui ne cherche pas à faire de compromis institutionnel et qui est fondamentalement anticapitaliste, parce qu’elle voit que les problèmes sont enracinés dans ce système. Et maintenant, une approche intersectionnelle commence à prendre forme. On prend conscience de l’intrication de toutes ces oppressions qui sont forgées par ce modèle capitaliste unique.

Ça, c’était un peu le fond de ce qui se passait entre nous. Parallèlement, on a découvert la situation de la colline du Mormont, menacée de destruction complète par la cimenterie lafarge-holcim. Avec un groupe de personnes, on a eu l’idée de cette Zone À Défendre (ZAD)1 pour lutter contre l’extension de la carrière de la cimenterie. Cette ZAD° naît d’une double envie ou d’une double nécessité.

D’un côté, elle permet d’entrer dans une lutte très locale et hyper concrète qui vise la préservation de l’endroit. C’est un aspect important, parce que dans les mouvements climatiques, c’est difficile de rendre les causes du dérèglement climatique visibles en un coup d’œil. On comprend le problème, le réchauffement climatique et tout ça, mais il reste souvent lointain et abstrait, comme s’il ne nous touchait pas réellement. Avec cette ZAD, on lutte directement, ici, sur cette colline qui va se faire exploser par lafarge holcim — une de plus… et cela permet de concrétiser l’écologie, de rendre visible la destruction. On lutte frontalement, dans le conflit, sans l’éviter.

De l’autre côté, cette ZAD nous permet aussi de dénoncer tout un système, de lutter avec une perspective plus globale, contre une industrie globalisée qui détruit la terre et la biodiversité, contre un modèle capitaliste d’exploitation qui n’a pas de limites — c’est ce modèle que holcim symbolise. Voilà pourquoi la Colline est un symbole de ce qu’il se passe ici et ailleurs.

Lafarge-holcim défonce des territoires entiers, pourrit la vie des populations de plein de pays, sans qu’il n’y ait jamais aucune forme de justice sociale ou climatique. C’est la version « XXIe siècle » du colonialisme. Même si notre ZAD n’a pas d’impact direct sur ces populations et ces territoires, pour nous, ce double enjeu que représente la Colline, à la fois concret et symbolique, a vraiment du sens. Il permet de faire front contre un système en révélant ses oppressions et ses dominations systémiques°.

La ZAD a nécessité une longue préparation. Quand on a commencé, on n’était vraiment pas beaucoup. On a eu des doutes au début, on ne comprenait pas pourquoi cette stratégie de lutte qui nous paraissait si sensée, ne rassemblait pas plus de monde2. C’était dur de trouver des personnes qui avaient envie de nous rejoindre. On ne pouvait pas en parler publiquement, ça n’aidait pas. Mais, au bout d’un certain temps, plein de personnes ont fini par nous rejoindre : il y a eu une véritable dynamique collective, hyper positive et c’était cool de constater que le projet répondait à une envie militante partagée. Il fallait juste qu’on touche les bons cercles, on n’avait simplement pas assez de contacts à l’extérieur de nos sphères militantes.

En octobre, quand on a installé la ZAD, c’était une surprise générale. En Suisse, l’État ne connaît pas vraiment ce mode d’action. C’était marrant, parce personne ne comprenait ce qu’on allait faire, ce qu’on voulait et combien de temps on comptait rester. Toute la machine juridique a mis du temps à se mettre en route. Holcim n’a porté plainte qu’au bout de deux semaines. Notre action sort des carcans d’Extinction Rebellion3 ou de la Grève du Climat, donc ça prend de court. Ça a provoqué plein de fantasmes et de mythes. Localement, il y a eu des réactions très différentes : de nombreux soutiens, mais aussi des réactions ridicules genre : « il y a beaucoup de déchets » ou « c’est touxtes des étrangèrexs, on a vu des plaques belges ». Souvent les gens n’essaient même pas de comprendre de quoi on parle.

La ZAD c’est un endroit de lutte créatif, on teste des micropolitiques, des modes d’organisation communautaires et alternatifs. On veut être un lieu d’accueil, de rencontres et de convergence des luttes. La société fait tout pour nous isoler, nous confiner dans nos petits espaces, parce que c’est dangereux, une communauté politique qui s’autonomise, qui pense et qui critique. La ZAD permet de faire se rencontrer des milieux militants différents qui ne se parlent pas forcément. Avant, j’étais comme dans une bulle du milieu écolo, ça me manquait de rencontrer des personnes d’autres milieux radicaux. Ici, les visions, les générations, les savoir-faire et les expériences se brassent, ça donne une communauté politique hyper créative, qui se remet toujours en question et qui ne reste jamais statique. Décloisonner les différents espaces militants libertaires, ça donne un vrai souffle à nos milieux, c’est un enjeu primordial. Ça nous rend plus fortexs d’être ensemble, de lutter ensemble. Je pense qu’au fond, on a touxtes envie de créer cette communauté politique et que c’est possible, mais qu’on a besoin d’espaces de rencontres pour le faire. Il n’y a pas besoin d’être ultra potes, on a juste besoin de s’organiser. Mais bon, on est conscienxtes qu’il reste encore énormément de barrières à faire tomber. On n’est pas assez inclusivexs, on est une majorité de personnes blanches et de personnes cishétéros. On se questionne beaucoup sur cette réalité, sur le fait que les espaces sont toujours tenus par les mêmes groupes sociaux et on tente de se remettre en question, de parler avec les personnes concernées.

Pour le moment, il n’y a pas de plans concrets d’évacuation et on espère que ça va durer ! De toute façon, même si l’État décide un jour de nous évacuer, on continuera à lutter et on essaiera de résister. Avoir organisé cette ZAD, c’est hyper fort, on se sent vivanxtes, ça répond à ce besoin d’expérimenter d’autres formes d’écologie par l’action directe°. Ce besoin ne va pas s’éteindre, car on n’a pas d’autre choix dans la lutte écolo. Et au final, même si cette ZAD ne survit pas et même si la convergence des luttes est loin d’être parfaite, ça me donne de la force et j’ai l’espoir que cette convergence continuera à se construire à l’extérieur.

Personnellement, ce projet m’a permis d’affirmer un besoin de luttes radicales et d’action directe. Dans mon parcours militant, je suis passée par les partis politiques et j’ai vu de l’intérieur comment ce milieu fonctionne. Sans critiquer le travail des individus qui font souvent du bon boulot, avec leur cœur, les luttes institutionnelles et réformistes font dominer une vision de l’écologie : celle du compromis. Elles font croire que les luttes climatiques peuvent s’insérer dans le système actuel. L’effet collatéral, c’est qu’elles étouffent les autres voix écolos et qu’elles refusent de montrer les vraies forces qui empêchent tout changement.

Ça ne veut pas dire que toutes ces luttes n’ont servi à rien, elles ont fait avancer l’opinion publique par exemple. Je bosse encore dans une ONG, je continue à voter parce que ça permet de sauver quelques meubles pour certaines personnes, mais là, on a vraiment besoin de passer à un autre stade, celui où on se bat frontalement contre un système qui ne cesse de pacifier nos luttes et de détruire toute possibilité de justice.

La rupture est non négociable.


  1. Vous détruisez une Spyre, on en reconstruira plein [no 18] raconte une expérience d’occupation à Pully, dans le canton de Vaud ; ZAB 2028 [no 43] est une fiction décrivant une ZAD du futur. 

  2. Arrêtons de « défendre » [no 28] élabore une critique de la tactique défensive des ZAD. 

  3. Faudrait pas que notre révolution ait l’air trop révolutionnaire [no 44] est une discussion autocritique entre plusieurs membres d’Extinction Rébellion Lausanne. 

Sommaire