nous sommes partout

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L’absurdité de devoir prouver sa vie

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

Nous, on est un collectif qui lutte dans le domaine de l’asile1. On essaie de soutenir des personnes qui sont en cours de procédure pour rester en Suisse ou hors procédure. Dans un cadre institutionnel, quand on prend la parole pour défendre les personnes qui sont dans des situations difficiles, tout est à la marge, à la limite. Il faut être très pertinenxte, très compétenxte.

Une des choses qui nous aide, c’est d’avoir un réseau de contacts privilégiés. Des médecins de confiance par exemple, qui nous donnent certaines informations utiles dans le rapport de force avec les autorités. On a aussi des taupes dans les institutions, dans les foyers, dans les services de l’État, dans les hôpitaux, mais pas beaucoup, souvent elles restent pas longtemps ; c’est compliqué, voire impossible, de travailler dans ces institutions-là quand t’as des convictions.

On est tout le temps en train de bricoler, à la marge. On est tout le temps en train d’utiliser les petits espaces que les institutions nous laissent. Pour donner un exemple concret : l’année passée, une jeune femme de 16 ans est arrivée en Suisse après être passée par l’Italie. Son parcours est douloureux, elle a été victime de traite. C’est un cas typique des règlements de Dublin° : la Suisse refuse d’entrer en matière sur la procédure d’asile, parce qu’elle considère que c’est l’Italie qui doit prendre en charge son dossier. En plus, les autorités avaient décidé qu’elle n’était pas mineure. Pour l’aider à rester en Suisse, on a travaillé avec un centre zurichois spécialisé dans les cas de traite. Elle a pu se faire accompagner et ça nous a permis de « prouver » qu’elle a effectivement eu un parcours traumatique. C’est tellement absurde que les institutions mettent les personnes dans l’obligation de devoir « prouver » leur vie. Ça en dit long sur l’humanité qui s’installe quand on laisse la gestion à une idéologie purement gestionnaire.

L’ORS, l’entreprise qui gère les foyers de réquéranxtes, ne se donne aucune peine pour ce genre de cas. Iels travaillent avec des psychologues avec qui iels ont un accord pour avoir les prix les plus bas. Le rapport médical qu’on a pu obtenir, a pu « prouver » qu’il s’agissait d’une personne « vulnérable ». Si tu réussis à « prouver » ta vulnérabilité, avec des certificats, des rapports, des expertises, alors là, parfois, les autorités font preuve d’un peu moins de brutalité. Et dans cette affaire, les autorités ont quand même insisté pour faire un test osseux°. Iels essayaient de « prouver » qu’elle n’était pas mineure, alors que ce genre de tests est complètement contesté par la Société Suisse des Pédiatres, mais aussi plus largement au niveau européen. La marge de précision de ces tests osseux est d’environ deux ans : ça ne veut donc strictement rien dire. Alors iels ont fait le test et le résultat disait qu’elle avait entre 16 et 18 ans. Après tout ça, elle a enfin été reconnue comme personne « vulnérable » et elle a pu commencer une procédure d’asile normale. Maintenant, son quotidien a changé. Elle fait du théâtre, du sport, elle a le droit de socialiser. Elle a pu sortir du foyer pour aller vivre chez une famille.

Quand on milite dans un collectif actif sur les questions d’asile, on est toujours entre deux feux, entre l’accompagnement individuel des personnes et le travail politique. Pour nous, militer sur les deux niveaux à la fois a pleinement du sens. Même si c’est un défi, parce que le travail d’accompagnement avec des personnes qui ne vont vraiment pas bien est toujours prioritaire, et que ça nous laisse peu de temps, vu nos faibles ressources, pour réfléchir activement aux actions plus systémiques.

Et c’est vrai que les choses qu’on a vraiment réussi à améliorer se situent plutôt à une échelle individuelle qu’à une échelle politique. On a besoin de voir que ce qu’on fait a un sens, besoin de voir qu’on arrive quand même à obtenir des petites victoires, même si c’est pas face au système dans son ensemble. Malgré tout, plusieurs personnes ont réussi à obtenir, pas forcément un permis stable, mais juste la possibilité d’entrer en procédure d’asile ou une admission provisoire. Personnellement, je suis active sur les questions d’asile depuis à peu près 30 ans. J’ai pu voir à quel point la situation s’est dégradée. Aujourd’hui, on se réjouit si quelqu’unex arrive à obtenir un permis N (permis de requérant d’asile). Alors qu’avant, on se réjouissait quand quelqu’unex recevait un permis de réfugiéex°. C’est choquant de se dire que le plus souvent, on se bat pour que les personnes puissent intégrer une procédure d’asile normale et même pas pour qu’elles puissent vraiment rester à la fin de la procédure, alors que c’est là que tout commence normalement. Aujourd’hui, du côté de l’État, il y a une généralisation du refus d’entrer en matière qui est flagrante. Mais bon, c’est souvent les militanxtes de la base qui font bouger les communes, qui font bouger les cantons, qui font bouger les parlementaires.

Je voudrais finir en disant que le problème du militantisme, c’est l’usure. C’est l’arme des autorités. J’aime bien la phrase de Coluche qui dit « la dictature c’est ferme ta gueule, la démocratie c’est cause toujours ». Pour moi c’est exactement ce qu’il se passe. Quand on va voir les politiques, les autorités, on arrive, on est prêxtes, on a des documents, des rapports, des chiffres ; iels nous accueillent, on discute, les médias en parlent. Mais à la fin, il ne se passe absolument rien. Alors on se dit, on va continuer. Iels nous laissent faire nos manifs, iels accueillent nos pétitions. Puis rien. Rester accrochéex à un collectif quand tu n’as pas de réponse, c’est très difficile. Au niveau individuel, on a des victoires, on permet à des personnes de rester, humainement, c’est important, mais c’est pas assez. Malgré tout, j’ai l’impression qu’on force les autorités à ne pas se contenter de leur discours répressif et défensif, tu vois, ce discours hypocrite de la Suisse comme « pays humanitaire », comme « terre d’accueil ». J’ai l’impression que sans notre pression ce serait encore pire. La situation des personnes dans le domaine de l’asile et la façon dont elles sont maltraitées par les institutions est invisibilisée au niveau politique, médiatique et même au niveau sociétal. Sans la dimension humaine et les victoires en accompagnement individuel, ce serait très difficile pour moi de militer. J’ai vu des renvois en direct, j’ai accompagné des personnes à la police qui ont été embarquées devant mes yeux. Et c’est fini, on ne peut plus rien faire. Parfois on arrive à les faire revenir. C’est pas toujours possible malheureusement, mais on avance. On doit rester humble pour pouvoir maintenir le feu du militantisme. Pour ne pas trop déprimer, il faut savourer chaque petite avancée, surtout au niveau politique. Il faut garder la rage, la pugnacité, il ne faut jamais lâcher, parce que c’est la stratégie de l’État : nous avoir à l’usure.


  1. L’absurdité des amendes qui permettent de socialiser un peu [no 34] a été écrit par une membre du même collectif et évoque un autre aspect des rencontres avec les autorités. 

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