nous sommes partout

nous sommes partout

Lendemains

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

Aujourd’hui, la routine redémarre, les voitures circulent, on marche sur les zones désignées à cet effet.

Stop au rouge, top départ au vert.

Rester sur les bandes jaunes, parallèles.

Désamorcer tout eye contact.

Tracer sa propre route, dans une ville-usine, fonctionnelle, ergonomique.

C’est bizarre. J’ai l’impression d’être à l’étranger ou dans un rêve, je ne reconnais pas tout à fait « ma » ville. La sensation est presque physique. Je me sens seule. Je comprends vite pourquoi.

Aujourd’hui, à la Riponne, mon corps entier est surpris de tracer une diagonale toute droite, la diagonale de ce trajet quotidien qui mène au taf. Une diagonale efficace : le moins de pas possible, le plus vite possible. Quelque chose m’incite à prendre un autre chemin, plus chaotique. Mais seule, le chaos n’a plus de sens.

En quittant la place, je vois un pochoir violet, sous un banc, seul lui aussi, ça me rend un peu triste, mais ça m’apaise. Et puis je me retrouve à la gare, là où hier, j’ai fait partie d’une bande, d’une horde, d’un essaim d’abeilles sans reine : une des plus belles manifs de toute ma vie, la première de cette envergure. La configuration de l’espace, l’organisation de la circulation, tout est transfiguré. Il y a quelques heures, la rue était à nous, la gare était à nous, toute la ville était à nous. Repasser par là, pour aller bosser, c’est une petite expropriation, c’est des montagnes russes dans un parc d’attractions bien niqué.

Depuis ce jour-là, ça m’est arrivé plein de fois. La cartographie mentale de la ville où j’habite mute. Chaque acte de militance transforme mon rapport à certaines rues, à certaines devantures de magasins, à certains carrefours. À chaque fois qu’au milieu d’une horde, j’ai repris un morceau de ville, je l’ai perdu, alors c’est paradoxal, mais plus la ville m’appartient, plus la dépossession du lendemain est difficile.

Tout espace qui a été, pendant quelques heures, propriété collective, autrement dit, espace réellement public, fait marche arrière et redevient morcelé : quelques mètres carrés au starbucks, quelques mètres carrés au mcdo, quelques mètres carrés à la coop, quelques mètres carrés à h&m, quelques mètres carrés à une entreprise dont on ne connaît pas le nom qui spécule sur les matières premières et tout le reste à l’État, avec sa surveillance, ses barrières, ses sens interdits, ses espaces policés, réservés à une seule partie de la population, celle qui est « en règle » et qui attend, au sein d’une démocratie cadrée par les lobbies qui défendent les mètres carrés privés cités ci-dessus, d’obtenir plus de droits. J’ai envie de dire : donner c’est donner, reprendre c’est voler.

Et puis, le jour d’avant, on était une masse avec un but commun, touxtes ensemble, on chantait les mêmes slogans, des slogans qui réclament des droits qui ne te concernent pas forcément, qui exigent une société nouvelle pour touxtes. Le collectif, ça dépasse ta personne, tes intérêts singuliers. Dans une telle configuration sociale et politique, tu gagnes des libertés. Tu peux taguer sur les vitrines des banques qui réclament, elles, les droits des entreprises privées, le droit à l’écocide°, à la précarisation° impunie ; tu peux bloquer les autoroutes pour obliger à réfléchir aux violences conjugales et aux violences de genre.

Les lendemains, tu te retrouves à marcher aux heures de pointe, au milieu d’une masse d’individus isolés qui se chargent de leurs petites affaires. Une masse de personnes qui, au final, se contrôlent mutuellement : tu ne peux plus crier, taguer, obliger les multimilliardaires à partager, à cesser leurs génocides commerciaux.

Quand on fait le compte, on n’est pas beaucoup à ressentir ces sensations, parce qu’on n’est pas beaucoup à crier ou à ouvrir des squats avec les personnes sans domicile fixe. Alors un écart se creuse entre ton équipe et le reste du monde qui te paraît si incompréhensible et insensé. Tu sais que ta représentation de l’espace est toute particulière. Tu aimerais la partager avec touxtes ces passanxtes, mais ce n’est pas possible. On nous a sacrément bien dresséexs.

Alors tu continues à marcher. Devant la gare, des potes se sont fait arrêter, devant ce commissariat, on les a attenduexs pour les accueillir chaleureusement à leur sortie, sur cette place j’ai dansé les seins à l’air, derrière ce buisson, j’ai lancé une bonbonne et un pochoir quand j’ai vu des flics, dans ce bar, j’ai bu un thé chaud pendant un blocage en plein hiver, dans cette rue j’ai compté les keufs mobilisés pour prévenir des camarades qui préparaient une action, dans cette autre rue j’avais plus de voix tellement j’ai crié, ce grand bâtiment vide depuis des années, on a essayé de l’occuper — dans les toilettes du dernier étage, il y a de l’eau courante.

Dans cette ruelle, j’ai pu lire :

NI

UNA

MENOS

en majuscules A4 rouges sur du papier blanc, collé à la hâte sur un mur qui se trouve à 20 mètres du commissariat. Et ce collage me remplit de chagrin autant que de force, il me fait monter des larmes enragées pour toutes les personnes que j’aime et toutes celles que je ne connais pas.

Ça me donne envie de refaire la façade de tous les immeubles de la ville. De hanter tous les murs jusqu’à ce qu’on ne puisse plus regarder ailleurs, puisqu’il n’y aura plus d’ailleurs, jusqu’à ce qu’ils ne s’entendent plus penser, puisque nous serons partout. Dans toutes les rues, je veux qu’il y ait des actes de déprédation qui soient des œuvres d’amour. Je rêve d’un acte d’empathie général et d’une insurrection commune.

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