nous sommes partout

nous sommes partout

L’histoire d’une lutte

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

Je m’appelle Samba1, je viens de Gambie. Ça a été une épreuve de venir en Europe. Sur la route, on a fait face à beaucoup de difficultés en traversant tous les pays africains. C’était pas toujours facile d’être avec tous ces gens que je ne connaissais pas, de vivre une vie que je ne vivais pas avant. L’endroit le plus dur par lequel je suis passé, c’est la Libye. Là-bas, personne ne va te donner quelque chose à manger ou t’aider. On a essayé de trouver de la nourriture, du travail pour survivre, un endroit où dormir. Tu peux te prendre un coup de couteau sans raison. Ta vie est toujours en danger. Au bout d’un moment, tu penses même plus qu’un jour tu vas pouvoir partir de là. Chaque jour, quand tu sors, tu ne sais pas si tu vas revenir ou non. Tu te réveilles chaque matin en te disant : « aujourd’hui, peut-être que je meurs, peut-être que je vis ». Je suis allé en prison, j’ai été maltraité, j’ai vécu des trucs vraiment graves, des trucs que tu ne peux pas imaginer.

Arriver en Europe, c’est encore une autre histoire. Tu dois réapprendre à vivre dans une société différente, dans une culture différente, avec des gens différents, en surmontant la barrière de la langue. Tu es dans une nouvelle vie que tu dois apprendre et tu passes par beaucoup de choses. Ma vie en Europe, elle a commencé dans un camp en Italie. Tu habites dans un camp avec plein d’autres personnes, qui ne viennent pas du même pays que toi ou qui ne parlent pas la même langue. Là-bas, les problèmes s’enchaînent. Les gens font face à toutes sortes de difficultés, certains ont de graves problèmes psychologiques. Tu n’as pas le choix, tu dois partager ton lieu de vie. Après avoir quitté le camp, il y a d’autres difficultés à surmonter. Tu n’es plus dans un lieu sous contrôle où il y a des gens qui s’occupent de la nourriture, tu te retrouves tout seul. Si tu n’as pas de papiers, ou même si tu en as, comment tu trouves un travail si tu ne parles pas la langue ? Comment tu trouves un travail si tu ne connais personne? Certains jours, c’est vraiment très dur. Si tu n’as pas de papiers, tu ne peux pas avoir une maison, tu ne peux pas payer un loyer… Pour moi, quitter le camp a été le début des épreuves. Je ne connaissais personne, je suis arrivé en Suisse et j’ai fait une demande d’asile. Mais ma demande a été rejetée. Je n’en connais pas la raison, mais je pense que c’est parce qu’il n’y a pas de violence dans mon pays, il n’y a pas de guerre. La Suisse m’a dit de retourner en Italie, où on avait pris mes empreintes2. Alors je me suis dit : qu’est-ce que je vais faire de ma vie maintenant ? Tu dois te battre pour rester un être humain. Si tu n’oublies pas, même un peu, ce que tu as vécu, tu vas perdre la raison. Ça arrive à des personnes qui deviennent folles dans la rue.

J’ai rencontré le collectif3 à travers plusieurs événements. Je suis venu dans le lieu qu’iels occupaient pour cuisiner avec elleux et quelqu’un m’a demandé si je voulais rejoindre les conversations en français. Cette personne m’a aussi demandé si j’étais motivé à venir tous les mercredis, parce qu’il y avait de la nourriture et des gens. C’est un endroit tellement cool : je ne vais pas au restaurant ou dans les cafés parce que je n’ai pas d’argent. Ici, c’est prix libre et comme je n’ai rien, je ne paie rien. Je peux me reposer aussi. Ici, j’ai commencé à me sentir faire partie de la société, j’ai commencé à organiser des événements, à rire. J’ai réalisé que c’était bien d’apprendre le français pour mon futur. Je progresse : je parle maintenant un peu français4. Alors bref, je venais de plus en plus ici et, un jour, on m’a demandé si je voulais carrément intégrer le collectif. J’ai accepté avec plaisir, mais il m’a fallu du temps pour me sentir connecté. À cause de la barrière de la langue, mais aussi pour comprendre le système, comment ça fonctionne. Ça prend du temps… D’un point de vue politique et administratif, c’est vraiment dur si tu n’as pas le droit de vivre dans le pays. Parfois, tu ne te sens pas à l’aise d’aller quelque part parce qu’il y a des contrôles et que tu risques de finir en prison. Ne pas avoir de papiers, ça change tout. Ça empêche beaucoup d’actions. Il y a aussi le racisme omniprésent, tu y fais face dans la rue, tu es attaqué constamment et tu ne peux jamais te défendre. On te retire le droit de te défendre. Si les flics arrivent, même si tu as raison, tu finiras en prison. Quelle que soit la situation, les flics ne verront qu’une seule chose : tu n’as pas le droit d’être ici, tu n’as pas de droits tout court. Alors tu laisses tomber, tu n’as pas les armes pour te défendre. Ça m’affecte de plein de manières différentes, mais faire partie d’un collectif organisé, c’est une nouvelle expérience, c’est cool, ça me donne plus d’opportunités, plus de connexions. Organiséexs ensemble, on peut participer à une manifestation, et ça nous donne de la visibilité, comme personnes noires et comme personnes à qui on refuse le droit de vivre dans ce pays et les moyens de se défendre. La seule chose qu’on peut faire, c’est manifester pour que les gens entendent ça de nos propres bouches. C’est important de rendre les gens conscients, même si ça prend du temps. Ça amène le changement, pas à pas.

Vivre sans papiers c’est une vraie lutte, et ça fait cinq ans et demi maintenant. Partout où tu vas et tout ce que tu fais, tu dois bien réfléchir : comment je fais pour aller d’un point A à un point B ? Par où je passe ? Même pour aller au parc, tu dois faire attention. Les flics sont peut-être en train d’attendre pour t’attraper. Parfois tu calcules si ça vaut la peine d’y aller : tu n’es pas libre. J’ai des amiexs avec des papiers, quand on se voit, c’est moi qui leur dis où on va. Parce qu’iels n’ont pas à réfléchir à ce genre de choses, iels ne vivent pas la ville comme moi.

Chaque fois que je trouve un job, j’y vais une journée et ensuite iels me disent que je ne peux pas rester, que je ne peux plus travailler dans cet endroit. Iels disent que je suis un bon travailleur, mais que sans papiers c’est impossible et iels me renvoient chez moi. Ma vie dépend toujours des autres, que ça me plaise ou non. Sans les autres, je dormirais à la rue et je devrais faire des choses illégales, parce que je n’aurais pas d’autre choix. Je ne suis pas à l’aise avec ça, je ne veux pas demander de l’argent directement à quelqu’unex. Mon but c’est de vivre, de trouver un travail, d’avoir un futur. Je suis heureux de faire partie du collectif, ça a changé ma vie, c’est toujours difficile mais au moins je ne dors plus dehors. Alors même si c’est difficile, je ne vois pas d’autre pays où vivre maintenant, à part en Suisse. Ici, c’est l’endroit que je connais, c’est là où je veux être et je serais terrifié de devoir vivre à nouveau dans la rue.

Être noir c’est une autre lutte encore. Tu fais face au profilage racial tout le temps, même s’il y a des lois contre le racisme. Tu peux dire à quelqu’unex que ce qu’iel dit est raciste. Tu peux y mettre des mots, juste pour que les gens se rendent compte que ce qu’iels disent est raciste, même si tu ne peux pas les changer. Mais quand tu n’as pas de papiers, c’est comme si tu n’avais pas d’armes pour te défendre. Il y a quelques jours, j’étais à la gare et un mec m’a frappé le bras de manière très inappropriée. Je sais très bien qu’il n’aurait pas fait ça à une personne blanche. Je n’ai pas pu le garder pour moi, je lui ai dit « Pourquoi vous m’avez fait ça ? Je ne vous connais pas. » Je lui ai expliqué comment je me sentais et il a fini par s’excuser. Mais avant de penser à s’excuser, il faudrait d’abord penser à ce que tu fais et ne pas le faire. Si j’avais eu des papiers, j’aurais pu avoir une vraie conversation avec lui, une conversation plus longue. Je ne voulais pas avoir de problème, même si ce n’était pas moi qui avais créé le problème. Mais bien sûr, avant que les gens autour aient pu comprendre ce qu’il se passait, iels auraient immédiatement appelé les flics. Et même si j’étais la victime dans cette histoire, c’est moi qui aurais payé parce que je n’ai aucun droit. Alors j’ai juste laissé le mec. Ce qu’il a fait n’était pas juste, il a fini par s’excuser, mais ça n’était pas satisfaisant pour moi. Cette histoire est une anecdote qui résume la situation : je me bats pour mes droits, mais je n’ai pas les armes pour le faire à cause de ma situation illégale.


  1. Fuir en exil [no 4] et Lutter sans papiers [no 25] sont d’autres récits personnels du rapport à l’exil. 

  2. Référence aux Réglementations dites de Dublin°

  3. Un collectif qui fonctionne en autogestion et lutte pour l’accueil des personnes sans-papiers. 

  4. En français dans le texte. 

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