nous sommes partout

nous sommes partout

Nous sommes touxtes des putes

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

Je ne souhaite pas que ce texte soit lu à haute voix et en public par un homme cis°1

J’ai commencé le travail du sexe° à 16 ans.

Un bar à strip-tease, par curiosité. Ça participait d’une espèce de désir d’expériences un peu borderline, d’un rapport au corps un peu particulier. J’ai grandi avec un corps qui n’était pas dans la « norme », un corps dont on se moquait à l’école. Et puis, un jour, ce corps a changé. Il est revenu entre mes mains et c’est devenu un objet avec lequel je pouvais reprendre du pouvoir et gagner de l’argent. C’était une activité qui me semblait évidente. Je suis sortie du lycée sans trop savoir quoi faire et ça me semblait facile. Ça me convenait assez bien de travailler sans trop faire d’efforts. Aussi, ça me permettait de prendre de l’argent à des mecs qui ont de l’argent à dépenser pour ça. En leur prenant leur argent, tu leur prends une part de leur pouvoir, quelque part — mais bon, ça c’est des trucs auxquels j’ai réfléchi a posteriori, je ne les avais pas verbalisés sur le moment. C’était gratifiant d’être payée pour faire un travail avec mon corps et de faire avec mon corps des choses qui m’appartenaient vraiment. Tout allait très bien et à ce moment-là, je ne pensais pas forcément aux conséquences sociales qui allaient suivre. En tous cas, c’était super. J’étais au clair avec mes désirs, avec ce que j’avais envie de faire et avec mes limites aussi. Je dis pas que c’est facile pour tout le monde, mais pour moi ça l’était.

À l’époque, je travaillais seule, j’en parlais pas, j’avais pas de copine qui faisait du travail du sexe (ci-après TDS). J’habitais dans une petite ville, donc vraiment fallait pas trop que ça se sache. J’avais peut-être conscience, au fond, que socialement c’était mal vu. Et puis, de fil en aiguille, j’ai eu plusieurs activités : massages érotiques, escorting sur internet, j’ai fait de la vidéo et j’ai travaillé sur des tournages. J’ai fait plein de métiers différents dans l’industrie du sexe. C’est durant cette période que j’ai déménagé à Paris et j’y ai rencontré plein de monde. Il n’y a pas que des gens bien intentionnés dans l’industrie du sexe, on ne va pas prétendre que tout est rose, loin de là, mais finalement, j’ai fait plein d’activités différentes et aucune ne m’a traumatisée. Sans vouloir rendre toute rose la clientèle non plus, j’ai eu la chance de travailler auprès de personnes qui étaient plutôt clean. Je n’ai jamais eu de problème d’agressions, ce qui n’est pas le cas de touxtes les TDS. Je ne suis jamais tombée sur des hommes qui considéraient qu’ils pouvaient abuser de leur pouvoir. Au contraire, ils étaient plutôt timides, ils voulaient souvent parler. Je n’ai pas eu affaire à ces « clients horribles » qui habitent nos imaginaires nourris par la presse, la politique et le discours public. En fait, les violences sexuelles envers les femmes*°, c’est dramatique et malheureusement très courant, il n’y a pas besoin d’être TDS pour en faire l’expérience. Mais quand on parle de prostitution, de celleux qui « font ça », on envisage directement cet imaginaire de l’horreur, de l’abus, de la victime. Ça ne collait pas avec mon expérience. Il y avait une dissonance entre ma réalité et le discours qui était posé dessus.

Au fil du temps et à force de lire et d’entendre les propos des mouvements abolitionnistes°2 du TDS, cette dissonance a augmenté et j’ai commencé à me sentir mal. Je me disais que, peut-être, c’était pas bien ce que je faisais, que peut-être j’étais une mauvaise personne, une mauvaise femme, une mauvaise féministe. Tous ces discours ont commencé à tourner dans ma tête et à insidieusement rentrer dans mon corps. J’ai commencé à ne plus être à l’aise, je trouvais mon corps de plus en plus sale. Et, au final, c’est quand j’ai arrêté le TDS que ça a été le pire. C’était difficile de découvrir que d’autres femmes* étaient rebutées, voire offensées par mes activités, alors que je considérais le TDS comme un taf. Ça ne conditionnait pas toute mon identité.

Après cette période de lutte avec moi-même, où j’essayais de dealer avec cette dissonance entre un prétendu « bien » et un prétendu « mal » — comme s’il n’y avait que ces deux options — j’ai commencé à lire beaucoup d’ouvrages féministes pro-sexe° et pro-putes. Ça me faisait vachement de bien, mais ça restait hyper abstrait, je ne connaissais pas de féministes qui tenaient ce type de discours, je me demandais où étaient toutes ces personnes si incroyables. Dans ma tête ça n’existait que dans les livres. C’est en arrivant à Lausanne que j’ai pu enfin parler ouvertement de ce sujet. J’ai pu en parler avec d’autres femmes*, des femmes* que j’admire en tant que féministes et en tant que militanxtes. Il y a eu, pour la première fois, une validation de mes ressentis, de mon vécu et de mes opinions. C’était hyper agréable à entendre. Ça m’a permis de sortir de cette période d’humiliations et d’autoflagellations et j’ai pu transformer tous ces sentiments en une lutte contre le système qui crée cette culpabilisation, contre le système qui légitime qu’on dise du mal de meufs* parce qu’iels ont des activités X ou Y.

Tout à l’heure, je disais que j’avais gagné beaucoup d’argent, mais il faut relativiser. J’ai jamais eu de statut, de cotisations sociales, tout ça c’est aussi du précariat°. J’ai des trous gigantesques dans mon CV, comment tu fais pour justifier ça ? Qu’est-ce que tu vas dire lors d’un entretien ? « Oui, là j’ai eu des activités de prostitution, c’est cool » ? Il n’y a pas grand monde qui peut entendre ça, même en Suisse, même si c’est légal. Il y a toute une symbolique victimisante autour des travailleureuxses du sexe : « Oh la pauvre meuf qui savait pas quoi faire et qui du coup a fait du TDS ». Pour moi, il faudrait une vraie révolution de la vision du corps des femmes* et de leur sexualité. Si on ne change pas radicalement cette symbolique victimisante, t’as beau légaliser le TDS, ça ne changera pas la manière dont on nous perçoit, dont on nous traite. Et dans les mouvements féministes, c’est pareil, c’est ça qu’on doit faire, changer la façon dont est perçu le TDS, accepter le fait qu’on a le droit d’avoir un corps et de faire des choses avec si on est consentanxtes, tout simplement. Faut juste nous laisser tranquillexs.

Petite parenthèse pour illustrer le poids très concret que peut avoir cette symbolique sur une vie : après le TDS, je me suis formée, et puis j’ai été, un temps, éducatrice en milieu scolaire. Dans les millions de contenus qui existent en ligne, il a fallu qu’un jour, un étudiant tombe sur une de mes vidéos. Ça a fait le tour du collège en deux heures. Plein d’étudiants se sont moqués assez violemment. Par contre, des étudiantes — que des filles, hyper jeunes entre 13 et 14 ans — sont venues me voir pour me faire des câlins et pour me dire que c’était pas grave, que je faisais ce que je voulais, qu’il y avait pas de soucis. C’était méga chou. De l’autre côté, je me suis faite humilier par deux supérieures et la directrice du collège m’a demandé de démissionner. À l’époque, je savais pas que c’était illégal de sa part de faire ça. Tu ne peux pas pousser une personne à démissionner. Mais comme il y a toute cette symbolique autour du TDS, au fond de moi, je me disais que c’était normal qu’on me traite comme une merde, que c’était bien fait pour moi. C’est seulement plus tard que j’ai réalisé que ce n’était absolument pas normal. C’est pour ça que j’insiste sur cette symbolique, sur ce qu’elle nourrit. Et c’est pour ça que je suis hyper choquée de devoir encore expliquer pourquoi elle nous fait du mal dans la vie de tous les jours. Elle nous empêche d’accéder à des droits aussi basiques que le droit du travail, dans le TDS mais aussi en dehors !

Ensuite, de manière générale, j’ai l’impression qu’il y a souvent un problème avec le sexe dans les mouvements féministes. C’est aussi, je crois, lié au rapport qu’on a avec la violence. La violence sur nos corps, c’est un truc qu’on a intégré depuis touxtes petixtes, parce qu’on nous a socialiséexs de cette manière. Du coup, tout ce qui est de l’ordre de la violence dans le sexe, tout ce qui est un peu trash, on se dit que l’on ne devrait pas aimer. Mais en fait, le sexe c’est à la fois très ancré dans le quotidien, à la fois un petit peu à part, dans nos intimités. Tu peux aimer des choses, avoir des fantasmes et des pratiques qui n’ont rien à voir avec la manière dont tu te comportes dans le reste de ta vie. Et dans tes fantasmes, dans tes pratiques sexuelles consenties pendant lesquelles tu as l’espace de poser tes limites, il ne devrait y avoir aucun problème. Parfois, j’ai l’impression que pour certaines camarades féministes, il ne faudrait pas qu’on aime le sexe. Soit il faut qu’on l’aime vanille et tout mignon, soit il faut qu’on ne l’aime pas du tout. Pourquoi ? Pareil avec le porno. C’est pas en critiquant les femmes* qui en font (ou qui en consomment) qu’on va régler le problème des conditions de production et d’exercice. J’ai des copines sur Paris qui ont été payées 300 € la scène pour avoir, tout au long de leur vie, leur gueule sur internet. Ça ne sert à rien de dire « le porno c’est mal ». Oui, 99 % des productions pornographiques sont merdiques, elles ne proposent rien d’intéressant, pas de nouveaux imaginaires, pas d’alternatives3, mais c’est pas en voulant abolir et en diabolisant ce métier, qu’on va résoudre le problème de nos copainexs super mal payéexs.

Posons-nous les questions autrement. Le pouvoir réside dans l’argent et je n’ai jamais rencontré de féministes abolitionnistes du TDS qui ont radicalement envie de détruire le système capitaliste. Peut-être qu’iels existent, mais je ne les ai pas trouvéexs. J’ai l’impression que les abolitionnistes s’attaquent à la pointe d’un iceberg, à un problème de surface et pas à ses racines. Ce sont ces racines qu’il faudrait attaquer. Peut-être qu’on pourra, dans un monde meilleur, se permettre de se battre uniquement pour des imaginaires alternatifs et des productions visuelles de qualité, plus intéressantes et dénuées d’objectifs capitalistes. Il ne faut pas oublier que l’industrie du sexe, c’est un énorme business, c’est beaucoup d’argent et il y a des travailleureuxses précairexs là-derrière. Dans les luttes syndicalistes, on ne milite pas pour l’interdiction pure et simple de pizzerias qui livrent à domicile, on lutte pour obtenir des conditions de travail dignes, on lutte contre les patrons qui précarisent leurs employéexs. Ça devrait être pareil pour le porno ou le TDS.

Je reviens sur le jeune âge auquel j’ai commencé à faire du TDS et sur les réticences qu’on peut avoir à cela. On vit dans un monde qui valorise la jeunesse, la « fraîcheur ». Cette valorisation se retrouve dans tous les domaines et boulots ayant un rapport avec le corps et l’image. Quand j’ai commencé, j’avais 16 ans et personne ne m’a demandé mon âge. C’est ça qu’on devrait remettre en question, et pas mes motivations à moi. Pourquoi, des hommes adultes peuvent se permettre de ne pas demander l’âge de femmes* très jeunes qu’ils payent pour les voir bouger, pour profiter de leur présence, ou pour des faveurs sexuelles ? Pourquoi la jeunesse, et particulièrement la jeunesse des femmes*, est-elle autant prisée ? Pourquoi dès que t’as 30 ans, t’es un peu périmée ? Je considère que si à 16, 17 ans tu peux faire des petits boulots au mcdo, tu peux aussi faire du TDS — toujours bien sûr, dans un cadre posé, avec les limites que tu choisis, etc. De mon point de vue, il n’y a pas de différences entre le TDS et le travail avec son corps dans une usine, ou tu mets ta santé en jeu par exemple. À mon avis (c’est que mon avis), la vulve n’a pas plus de valeur que le cerveau, qui n’a pas plus de valeur que les bras. Si on veut transformer l’imaginaire social ambiant qui valorise les corps très jeunes et légitime les comportements d’hommes très vieux ayant le pouvoir et l’argent, je ne crois pas qu’il faille cloîtrer les mineurexs pour qu’iels ne croisent pas ces mecs-là. Je ne vois pas pourquoi c’est inacceptable qu’une fille de 16 ans se dise : « Ah tiens, là, il y a un vieux type qui a de l’argent et qui est un petit peu naïf parce que je suis gentille avec lui — je schématise bien sûr — ça me permettrait de payer mon permis et des études ». Ben c’est cool, vas-y ! Si ça te permet de te barrer de chez toi, de passer à autre chose dans ta vie, mais vas-y, aucun souci. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a rien à déconstruire dans la démarche de ce vieux gars.

Le TDS reste encore et toujours un gros tabou, une question qui pose problème. Et s’il y a encore des copainexs militanxtes qui ne sont pas convaincuexs que le TDS est légitime, ou qui ne sont pas convaicuexs qu’il faut travailler et militer avec ces personnes pour leur donner accès à un maximum de droits en tant que travailleureuxses, j’ai envie qu’iels lisent ça et qu’iels réalisent que tout ce discours victimaire finit par transformer des personnes qui se sentaient relativement bien en victimes, alors qu’elles pourraient ne pas l’être. Ça les empêche d’agir, d’avoir du pouvoir sur leurs corps et leurs activités. C’est pour ça que j’en parle.


  1. Cette indication est liée aux sessions d’écoute-lecture, pour en savoir plus, lire l’introduction. 

  2. Pas de féminisme sans les putes [no 37] aborde aussi la question de la place du TDS dans les milieux féministes. Lire aussi Je suis une pute [no 2], un petit guide pratique pour putes révolutionnaires. 

  3. Pour une discussion sur le porno alternatif et ses nouveaux imaginaires, lire Tout est porno [no 46]. 

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