nous sommes partout

nous sommes partout

On doit se nourrir de toutes les révolutions

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

Je suis une Kurde, née dans une grande ville turque et j’ai grandi en Suisse. D’après mon passeport, je suis turque. On ne peut pas être kurde sur un passeport : l’État turc nie toute existence à l’identité kurde. Depuis 2009, je suis naturalisée suisse et aujourd’hui, je pense, je m’exprime et je rêve en français. Le turc, je le parle avec un accent français ; le kurde, je ne le parle pas.

J’ai grandi dans le rejet de mes origines, de mes appartenances, de la culture kurde. Mon père et ma mère se sont installées en Suisse, nous laissant mon frère et moi en Turquie, avec nos grands-parents maternels. J’avais trois ans quand mon père s’est installé en Suisse, ma mère l’a rejoint deux ans plus tard. Je ne les ai pas revues avant mes huit ans. Iels ne nous ont pas expliqué leur départ. Ma mère a seulement dit « Je vais chez le médecin, je reviens », et elle n’est pas revenue. Nous étions trop jeunes pour comprendre, du moins c’est ce qu’iels pensaient, iels ont voulu nous épargner et ont créé, sans le vouloir, un traumatisme profond.

Leur départ pour la Suisse était à la fois économique et politique, ce qu’iels voulaient, c’était nous offrir « une meilleure vie ». Jusqu’à mes huit ans, j’ai vécu dans une grande ville turque, une ville où il fallait toujours cacher nos origines pour notre sécurité. Lorsqu’on écoutait de la musique kurde, il fallait fermer les fenêtres pour que les voisinexs n’entendent rien. Un des rares souvenirs de mon enfance, c’est justement le jour où nous avons pris l’avion pour la première fois avec mon frère, pour nous rendre en Suisse. Il avait six ans. Une hôtesse de l’air — je me souviens qu’elle était gentille — nous a guidées jusqu’à nos parents. Nous restions des enfants et nous considérions nos grands-parents comme nos véritables parents. Ces deux personnes que nous retrouvions là, ces étrangères, c’étaient celleux qui nous avaient obligées à quitter le seul foyer que nous n’ayons jamais connu. Alors, quand ma mère essayait de nous parler en kurde, nous nous bouchions les oreilles.

Une fois en Suisse, j’ai essayé de m’intégrer, de ne pas être rejetée. Je ne voulais pas être « l’étrangère », mais ça ne te quitte jamais. Quand t’es migranxte, t’es étrangèrex dans le pays où tu arrives et tu deviens inévitablement étrangèrex dans le pays que tu quittes. Le rejet de ma culture d’origine est probablement lié à ces multiples traumatismes : abandon, humiliation, rejet, peur, déracinement, volonté d’intégration, désir d’appartenance.

Aujourd’hui, j’ai 39 ans et je suis infirmière. Mon engagement militant est présent dans toutes les sphères de ma vie. J’ai toujours ressenti le besoin d’infuser du sens à ce que je vis, j’ai toujours voulu construire une cohérence entre mes valeurs, mes croyances, mes idées et mes actions. Je suis combative, révoltée et opposée au système depuis l’enfance. Issue d’un peuple qui subit un génocide, je n’ai pas d’autre choix que de lutter, c’est inscrit dans mon ADN. Je suis vite entrée en force dans le mouvement des femmes*° kurdes. Je fais maintenant partie de l’Assemblée des Femmes* Kurdes et j’y suis très active.

La lutte kurde est complexe et diverse, je commence tout juste à la comprendre réellement. Nous sommes la plus grande minorité au monde sans État-nation, une minorité séparée de force entre quatre nations. En Turquie, on nous assimile de force, ma famille en est un bon exemple. Je pense que certainexs de mes petixtes cousinexs ont même oublié qu’iels ont des racines kurdes. D’autres sont devenuexs des nationalistes turcquexs. Peu de personnes réalisent l’ampleur du génocide en cours. Dans l’activité révolutionnaire et émancipatrice du mouvement kurde, les femmes* jouent un rôle central. Le mouvement des femmes* kurdes est très bien organisé, une organisation qu’il doit à son ancienneté, aux années passées à lutter. Le postulat de base d’Abdullah Öcalan, un des leaders du PKK (Parti des travailleureuxses du Kurdistan), c’est que la libération de la société passe par la libération de la femme*. Son travail a d’ailleurs contribué à l’essor de la Jinéolojî, une science des femmes*. L’idéologie d’Öcalan a été un outil très puissant pour implémenter une nouvelle organisation politique féministe, pluraliste et écologiste, qui plus est dans un coin du globe où ça aurait pu sembler improbable. Öcalan a écrit des dizaines de livres, il a produit une idéologie politique globale, mais le plus intéressant, c’est qu’une partie du peuple kurde se l’est véritablement appropriée, a commencé un travail de concrétisation de l’utopie.

On retrouve un souci politique égalitaire et paritaire jusque dans l’organisation de la guérilla, ce qui n’est pas la norme dans les luttes armées de la planète. Cette lutte, même dans la diaspora, continue à être très active et fertile. Le fait de s’organiser et de lutter ensemble ici, en Suisse, ça donne un sens au fait d’être ici, ça justifie d’être tout le temps l’étrangère. Ce n’est déjà pas facile d’être une femme*, mais être une femme* migrante qui vient d’un pays à majorité musulmane ouvre à tellement de stéréotypes et de préjugés. Faire partie d’une communauté de femmes* en lutte donne de l’unité, du courage, un sentiment d’appartenance, et ça c’est fort. Le fait de se sentir faire partie de quelque chose de plus grand que soi, c’est essentiel, et nourrissant1.

C’est aussi cohérent sur le plan politique, puisque l’un des fondements intellectuels de la libération kurde, c’est qu’on n’est pas une île, qu’on ne peut pas vivre en paix si le reste du monde est en guerre. Donc la libération des femmes*, elle est importante dans le monde entier et pas seulement au Kurdistan. La lutte est globale et commune. La volonté de mes camarades, c’est de s’ouvrir au monde et aux autres luttes. Il y a de plus en plus de liens qui se créent. Par exemple, j’ai rejoint le collectif de la Grève Féministe, j’y représente l’Assemblée des Femmes* Kurdes2, je soutiens la Grève du Climat et Extinction Rebellion3, je suis proche des milieux squats, anarchistes, communistes. Selon moi, au-delà de la diversité de nos idéologies et de nos outils, nous luttons pour un horizon de transformation commun. Je pourrais mettre mes œillères et vivre une vie relativement confortable ici en Suisse, beaucoup de gens le pourraient et le refusent, beaucoup de gens le font. Lutter n’a rien de facile, c’est inconfortable, ça demande du temps et de l’énergie, des sacrifices, des remises en question parfois douloureuses. Il faut sans cesse argumenter face à des détracteurixes qui peuvent se montrer violenxtes pour protéger leur vieux monde confortable. On ne le fait pas juste pour le plaisir de le faire : il y a quelque chose de puissant qui nous pousse, une pulsion de vie.

Le but de nos révolutions, de nos énergies révolutionnaires, c’est la liberté. Ici en Occident, même chez certaines féministes, il y a cette idée latente que les femmes* ont des vies libérées, parce qu’il y a une certaine reconnaissance au niveau des lois, des droits, des constitutions, parce qu’on n’est pas enfermées à la maison, parce qu’on peut conduire, parce qu’on peut voter. Mais dans les mentalités, dans la mise en pratique des lois, il y a encore tellement de chemin à faire, sinon comment expliquer que la révolution féministe pointe le bout de son nez en Suisse aussi ? L’enfermement est peut-être moins visible ici, mais comme le disait une féministe tunisienne « on est enfermées dans l’apparence ». Il faut rester jeune, belle, mince, être comme ci, être comme ça, subir des injonctions, parfois contradictoires.

Je connais des femmes* qui ont l’impression d’avoir perdu tout pouvoir d’action en arrivant en Suisse. Au pays, elles étaient combatives, sans peur, elles étaient dans la rue, elles ont subi les pires violences sans sourciller, elles s’organisaient, elles luttaient. Ici, avec la barrière de la langue, face à un système dont elles dépendent beaucoup plus et qui leur rappelle sans cesse leur statut, elles se sentent souvent diminuées et n’osent pas s’exprimer. Je suis rentrée simultanément dans le mouvement kurde et dans le collectif de la Grève Féministe. Au sein du deuxième, il existait déjà un groupe de femmes* migrantes qui avait été initié par des femmes* kurdes, africaines et chiliennes. C’est important qu’il y ait une représentation des femmes* migrantes ou kurdes au sein d’un mouvement comme celui de la Grève Féministe. Un collectif aussi large donne de la visibilité. La visibilité leur donne de la légitimité.

On m’a demandé de représenter les femmes* kurdes dans ce groupe. Ça me semblait aller de soi parce que j’ai plusieurs identités, plusieurs casquettes. Pendant de nombreuses années, je luttais à mon niveau, dans mon coin. Aujourd’hui, pour moi, la révolution ne pourra passer que par les solidarités transnationales. Les acteurixes de ce changement, ce seront les femmes* et la jeune génération. La lutte des femmes* kurdes a commencé il y a une centaine d’années déjà, peut-être même plus, mais le mouvement organisé tel que nous le connaissons n’existe que depuis les années 80. La lutte doit s’organiser sur le plan international, mais on doit accepter de s’inspirer mutuellement. Il n’y a pas de bonne façon d’y arriver, il faut se nourrir et s’inspirer de toutes les révolutions.


  1. Cette colère immense, transgénérationnelle, internationale [no 30] évoque aussi le sentiment d’appartenance à quelque chose qui transcende le quotidien. 

  2. Pour faire connaissance avec un autre groupe de travail de la Grève Féministe, lire En el feminismo, lo personal es político [no 49] ou Pas de féminisme sans les putes ! [no 37]. 

  3. Lire Faudrait pas que notre révolution ait l’air trop révolutionnaire [no 44] pour une autocritique du mouvement. 

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