nous sommes partout

nous sommes partout

Pas de féminisme sans les putes !

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

Pendant la préparation de la Grève féministe du canton de Vaud de 2019, j’ai participé à la création d’un sous-groupe qui lutte pour les droits des travailleureuxses du sexe° (ci-après TDS) et qui vise à souligner la nécessité pour le féminisme de prendre en considération le TDS1 : le collectif Parapluies Rouges.

L’histoire de la création du collectif est liée à un événement qui a eu lieu en suisse2 en 2019 : une journée organisée par une institution publique pour laquelle nombre de féministes abolitionnistes° du TDS ont été invitéexs à parler, dont certaines des voix européennes les plus importantes. Le ton global était hyper condescendant et victimisant envers les TDS. Les discussions étaient de véritables plaidoyers pour l’interdiction du TDS en suisse ou, pour le dire autrement, de véritables éloges des modèles politiques de pays basés sur la « pénalisation du client » comme ceux instaurés par la suède ou la france. Souvent, les féministes abolitionnistes se présentent comme les défenseureuxses des personnes qui pratiquent le TDS. Iels ne souhaitent donc pas les pénaliser directement pour l’exercice de ce métier, qu’iels ne considèrent, d’ailleurs, pas comme un métier. Iels luttent contre la prostitution en décourageant la demande, ce qui revient au même. Les premièrexs concernéexs dénoncent ces politiques qui précarisent leurs activités en causant une baisse des tarifs et en réduisant la capacité de négociation du service. Le discours abolitionniste adopte une posture tutélaire et infantilisante, étant donné qu’il est impossible, si on l’écoute, de consentir à se prostituer : toute personne qui se prostitue est une victime. Dans la logique abolitionniste, l’autodéfinition, l’autonomie et l’auto-organisation des TDS sont impensables et logiquement invisibilisées sur le plan politique.

Bref, du coup, on a décidé d’y aller à cet événement, à cinq, pour faire acte de présence et montrer qu’il existe une opposition féministe à ces discours toujours plus influents. On avait des masques neutres blancs, notamment pour préserver l’anonymat d’une des personnes qui est encore TDS. On a attendu que la journée se termine pour faire notre petite action. On n’a même pas interrompu leur colloque, on est venues à la fin et, en silence, on s’est simplement mises sur le côté de la salle avec quelques pancartes. Rien de bruyant, rien d’agressif. Ça a été extrêmement mal reçu. On nous a reproché d’avoir été « agressives », d’avoir gâché leur journée. Surtout, on nous a reproché d’essayer de « faire taire leurs voix, des voix différentes et hors-normes ». Paradoxalement, de leur point de vue, c’est elleux qui portent une voix différente et nous, on venait les censurer et les obliger à se taire. Dans le public, on a remarqué qu’il y avait des membres de la Grève Féministe3 et on s’est dit qu’il fallait absolument amener une voix pro-pute dans ce mouvement qui s’annonçait historique.

Le discours abolitionniste, victimisant systématiquement les personnes qui pratiquent le TDS, perpétue, voire renforce les conditions précaires dans lesquelles elles travaillent. En niant la pluralité des situations dans lesquelles peuvent se trouver les TDS, l’approche abolitionniste ne se confronte pas à la réalité de leurs conditions de travail et empêche tout changement. Les abolitionnistes prétendent aider les professionnellexs, mais iels ne bataillent pas avec les autorités lorsqu’il y a des restrictions du périmètre d’exercice, iels ne se battent pas pour les défendre matériellement pour de meilleures conditions de travail. Pour nous, en revanche, c’est là que se situent les vrais enjeux : si tu veux aider, ça ne sert à rien de dire : « Oh là là c’est trop dur, il faut arrêter de pratiquer. » Le quotidien des TDS c’est pas ça, le quotidien c’est qu’il faut bouffer, payer les factures et qu’il n’y a plus de boulot à cause du confinement.

À la même époque, plusieurs aspects politiques du TDS étaient vivement discutés à Lausanne, faisant suite surtout à la réduction du périmètre d’exercice en 2018. C’était pas forcément des approches politiques abolitionnistes, mais quand même, l’idée était de « lisser » les nuits lausannoises, en repoussant les TDS un peu plus loin, de les éloigner d’un quartier en cours de gentrification, pour le dire avec les mots des autorités, d’un « site stratégique pour le développement urbain ». On sait comment ça marche, on les met toujours un peu plus loin, jusqu’à ce qu’iels soient carrément en dehors des villes, et qu’iels ne puissent plus travailler correctement, jusqu’à ce qu’iels soient dans des lieux reculés et isolés où iels sont exposéexs à davantage de violences ou de situations dangereuses.

Lorsqu’on a annoncé la création d’un sous-groupe qui s’occuperait de toutes ces questions, on a vite remarqué que ce n’était pas évident pour tout le monde. Tous les autres sous-groupes de la Grève féministe se sont créés sans aucune discussion. Mais pour nous, ça a posé des problèmes. On sentait que ça créait un malaise et que c’était une source de tensions. Il a fallu légitimer l’existence du groupe, et c’était vraiment délicat, mais on a fini par le créer. On s’est regroupées entre personnes qui avaient des affinités sur ces questions-là. Des personnes concernées, d’autres pas concernées, des universitaires, d’autres pas, des personnes du milieu associatif. On a commencé à faire des trucs et voilà, maintenant, on est légitimes. Personne ne va venir remettre en cause l’existence de ce groupe. Au fil du temps, d’autres personnes sont venues nous rejoindre, ça s’agrandit, c’est cool, et deux groupes similaires se sont formés au sein des collectifs de la Grève féministe à Genève et en Valais.

Nos activités, c’est surtout des tables rondes, des discussions, des projections. On a organisé une table ronde à l’Arsenic4 sur l’imbrication des questions liées au TDS et au féminisme. On organise plutôt des événements symboliques. L’idée, c’est de ramener du monde pour discuter en montrant qu’il y a des alternatives qui existent, en proposant des conceptions nouvelles de la sexualité et du TDS, en défendant et en réaffirmant que la lutte pour les droits des TDS a sa place au sein des mouvements féministes, dans une perspective non seulement inclusive, mais aussi révolutionnaire. Pour l’instant, on n’a pas organisé d’actions « coups de poing » ou de trucs, disons, plus vindicatifs. Mais c’est comme si, de toute manière, quoi qu’on fasse, on est vu comme un collectif hyper « extrémiste ». En vrai, des projections et des tables rondes, c’est pas non plus hyper radical.

On est aussi actives sur un plan pratique. On organise des collectes, des aides d’urgence. Le TDS dans son ensemble, en l’absence de reconnaissance symbolique, c’est hyper précaire au niveau du statut et du droit du travail. Pendant les périodes de crise, comme la situation sanitaire créée par le Covid-19, ce sont toujours les boulots les plus précaires qui sont touchés en premier. Et là, clairement, le besoin le plus urgent, c’est une vraie protection du travail. On entend dire que puisque c’est légal, les TDS peuvent demander des APG (Allocations pour Pertes de Gain), alors qu’en vérité, peu de personnes peuvent vraiment prétendre à ces aides. Dans le canton de Vaud, il n’y a pas d’obligation d’annonce pour les TDS par exemple — cette obligation existe dans les autres cantons de suisse. Du coup, il y a énormément de TDS qui ne sont pas annoncéexs et qui n’ont droit à aucune aide. Cette absence d’obligation d’annonce est paradoxale. D’un côté, c’est une annonce au registre du commerce et à la police qui t’oblige à accepter une forme de surveillance, mais de l’autre, si t’es pas déclaréex et annoncéex officiellement, t’as pas accès aux aides sociales ; je schématise mais c’est ça l’idée. Même pour les TDS annoncéexs, les aides sociales, pragmatiquement, c’est pas incroyable. Quand tu fais une déclaration d’impôt, les APG sont calculées sur ta précédente déclaration. Donc si tu viens de commencer, tu n’en as pas, de déclaration précédente, et donc tu ne touches rien. Aussi, puisque ce sont des boulots socialement stigmatisés, tu vas pas forcément t’annoncer, tu vas pas en parler autour de toi, tu vas pas savoir vers qui te tourner pour demander des aides. C’est pas facile d’aller au chômage et de dire : « Bonjour, je suis travailleureuxse du sexe ». Que tu sois unex TDS qui passe par internet, avec des ressources, ou que tu fasses du TDS dans la rue avec moins de ressources, c’est hyper mal vu dans tous les cas et c’est toujours très compliqué d’aller voir des institutions pour leur demander de l’aide. C’est pour ça que les personnes les plus précaires se tournent vers les aides d’urgence associatives, comme la Soupe populaire ou les aides alimentaires d’urgence. Les associations sont débordées, elles font ce qu’elles peuvent. Dans tout ça, la ville de Lausanne, qui se prétend de gauche et progressiste, ne fait finalement que réduire le périmètre d’exercice et rendre difficile le travail pour celleux qui sont déjà les plus précaires.

Dans le milieu féministe, on pourrait être sympas et solidaires entre nous, ça enlèverait un premier effet de stress et de stigmatisation symbolique pour les copainexs TDS. On en connaît des TDS qui disent : « Ah moi les féministes, j’ai pas envie de leur parler ». C’est lié au fait que les voix abolitionnistes sont surreprésentées dans les mouvements féministes. Du coup, certains milieux féministes renvoient parfois aux TDS une impression de déconsidération, de délégitimation. Il y a vraiment du boulot là-dessus, dans les représentations, et dans la bienveillance à avoir envers touxtes les femmes, les personnes non binaires° et les personnes trans° ! Pour autant il y a des signaux positifs : l’existence de nos réseaux, les succès des mobilisations de solidarité pendant la Covid et même des collages que nous avons eu la surprise de découvrir et qui rappellent ce slogan : « Pas de féminisme sans les putes » !


  1. Pour lire d’autres témoignages de travailleureuxses du sexe : Nous Sommes Touxtes des Putes [no 42] sur le statut du TDS et Je suis une pute [no 2]. 

  2. L’autrice de ce texte a demandé à ce que les noms des pays soient écrits en minuscule : « Je ne mets jamais de majuscule aux pays, dans un but symbolique, la majuscule témoignant dans la langue française écrite d’une certaine valeur, valeur que je ne souhaite pas apporter au concept de nation. » 

  3. Pour d’autres témoignages issus de la Grève féministe : En el feminismo, lo personal es político [no 49] aborde des questions liées à la maternité et raconte la performance de Las Tesis à Lausanne et Il faut se nourrir de toutes les révolutions [no 17] évoque les luttes kurdes au sein du mouvement. 

  4. L’Arsenic est un centre d’art dédié à la création contemporaine en danse, théâtre et performance à Lausanne. 

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