nous sommes partout

nous sommes partout

Réapprendre à s’organiser

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

Les modes de communication et d’organisation que nous mettons en place naturellement sont issus de la société dans laquelle nous nous sommes construixtes et dans laquelle nous vivons. Instinctivement, nous reproduisons les codes et les réflexes d’une société qui s’organise hiérarchiquement, qui valorise la spécialisation et dans laquelle certaines voix prennent naturellement plus d’importance que d’autres.

Lorsque nous voulons créer des alternatives et que nous voulons militer ensemble et horizontalement, il nous faut nous réinventer, apprendre des nouvelles formes d’écoute et de partage. Dans l’autogestion anarchiste ou autonome, il ne s’agit pas de créer des espaces sans règles et sans cadres, mais de construire et d’organiser des alternatives qui permettent une répartition des pouvoirs, des tâches chiantes, des tâches valorisantes. Il s’agit d’inventer des outils qui ne sont pas imposés par des patronnexs, des cheffexs, des États et des polices, mais qui sont créés par le bas, par touxtes, des outils amovibles et mouvants et non des lois gravées dans le marbre.

Il existe certainement des livres d’outils théoriques sur ces questions, mais je n’essaierai pas de les reproduire ici. Dans les collectifs auxquels j’ai participé, nous nous sommes forméexs sans livres, peut-être plus lentement que si nous avions appliqué un savoir déjà constitué et reconnu, par tâtonnements, en créant les outils qui nous convenaient selon nos situations, nos particularités, nos objectifs.

Voici une liste d’outils que j’ai utilisés et que j’ai participé à mettre en place ici et là, pour créer des modes d’organisation et de communication plus horizontaux. Comment communiquer lorsque nous ne parlons pas la même langue et que nous n’avons pas les mêmes bagages éducatifs ou expérientiels ?

Le silence

Pourquoi ?

Dans une société où parler fort et prendre de la place sont des constructions sociales valorisées, l’instauration et l’accueil du silence peuvent se révéler un outil puissant ; c’est l’outil de celleux qui ne peuvent pas sauter sur la parole, c’est un outil qui permet de prendre le temps de réfléchir et d’écouter. Le silence peut aider à rétablir un semblant d’horizontalité.

Il nous a fallu un peu de temps pour que le silence soit accueilli dans nos interactions. Quelqu’un a dit l’autre soir, durant une réunion, « si la qualité de nos liens se calcule à la qualité de nos silences, alors on est bien ». Et oui, les silences étaient de qualité pendant cette réunion. Ce sont de réels instants de partage, des instants pendant lesquels on digère ce qui est dit.

Comment accueillir le silence ?

  • Au début d’une discussion ou d’une réunion, annoncer simplement que le silence est bienvenu et que l’on peut tenter collectivement de lui laisser une place réelle dans les interactions. Le dire permet d’évacuer une bonne partie de la gêne qui peut s’installer pendant les moments de silence. En fait, assez rapidement, il n’y a plus besoin de le dire, car le silence devient un vrai participant.
  • Instaurer des tours de paroles avec un temps délimité : cinq minutes par personne, par exemple. Si une personne dépasse le temps de parole accordé, on l’interrompt. Si la personne s’arrête de parler après trois minutes, on laisse le temps restant s’écouler en silence. Lorsque des traductions sont nécessaires, il ne faut pas les faire pendant ces deux minutes de silence. Il vaut mieux attendre que ce temps se soit entièrement écoulé.
  • Pour distribuer la parole, au lieu de faire des tours de table pendant lesquels chacunex parle à son tour, on peut utiliser les formules « je prends » et « je laisse ». « Je prends », lorsque je souhaite parler et « je laisse », lorsque j’ai terminé. Cet outil permet de laisser la place au silence si on annonce dès le début qu’il est possible de garder la parole sans rien dire. En plus, puisque l’ordre des prises de parole n’est pas défini à l’avance, lorsque quelqu’unex laisse la parole, on ne ressent pas l’obligation de sauter sur la parole.

L’écriture

Pourquoi ?

Nous ne sommes pas touxtes égalexs face à l’écriture, mais encore moins face à la parole. Il ne s’agit pas ici d’écrire des longs textes, mais de laisser des espaces pour que chacunex puisse prendre un temps à soi pour écrire une idée ou une envie sans être stresséex de devoir parler vite, de devoir répondre tout de suite aux choses qui sont dites ou de parler en public.

Comment ?

  • La criée est une boîte où il est possible de glisser des idées, de partager des mots d’amour ou des déceptions, des envies ou encore des rêves. Une criée peut être un objet physique dans un lieu précis, il reste là, on y glisse des mots pendant les journées ou les semaines de discussion et d’organisation collectives. On peut ensuite choisir des moments communs de partage pendant lesquels on fait tourner cette boîte. Chaque main s’y glisse, prend un billet et le lit à voix haute. Toutes ces voix peuvent ainsi être entendues. Parfois, il s’agit de traiter des situations précises ensemble, parfois on peut choisir de réagir, parfois on peut simplement être à l’écoute.
    • La criée peut servir à gérer un partage émotionnel collectif, mais elle peut aussi permettre de faire un ordre du jour participatif ou d’organiser un partage d’idées et de thématiques à discuter en réunion. Il est parfois plus évident d’avoir un temps de réflexion seulex, que de devoir s’exprimer devant tout le monde.
    • Attention, à mon avis, la criée ne doit jamais servir de tribune publique pour les dénonciations. S’il existe des conflits à l’interne, il vaut mieux les traiter d’une autre façon. Il faut éviter de dénoncer publiquement une personne en particulier dans une criée anonyme. L’impact émotionnel peut être trop fort. La criée peut servir à dénoncer des insuffisances collectives, mais pas individuelles.
  • Le butinage. Pendant un butinage, on répartit des grandes feuilles sur des tables. Après un brainstorming (écrit ou oral), on écrit sur chaque grande feuille l’un des thèmes que l’on a décidé de traiter. Ensuite, on se promène avec un stylo à la main de table en table, de feuille en feuille, et on écrit des mots, des phrases, on discute sur papier, on tourne et on laisse le butinage se faire naturellement. Ce qui en sort, ce sont ces feuilles où chaque thème a pu être nourri par chacunex et où chaque mot a pu mûrir dans des esprits tranquilles.

Les groupes restreints

Pourquoi ?

Parler en public est plus simple pour certaines personnes que pour d’autres. Parler devant 10, 15 ou 20 personnes, c’est pas facile. Les plénières traditionnelles sont un haut lieu de prise de pouvoir où celleux qui ont le plus de facilité à s’exprimer ou le plus d’informations prennent de la place et installent un rapport de pouvoir. Prendre des décisions en plénière est particulièrement compliqué car les débats se polarisent souvent autour de quelques personnes et deviennent inégaux. Se répartir en petits groupes de discussion permet de diminuer ces prises de pouvoir.

Comment ?

  • C’est tout simple : on se répartit en petits groupes pour discuter d’un ou plusieurs sujets avant de revenir en plénière. Lorsque tout le monde est à nouveau réuni, une personne par groupe peut résumer ce qui s’est dit afin de mettre en commun.

Lorsqu’il s’agit de sujets sensibles, on n’est pas obligéexs de tout raconter dans la mise en commun. Dans les petits groupes, on se confie plus facilement, on se permet d’aller dans plein de directions pour ensuite se reprendre, etc.

  • Par groupe de 3 : une personne parle d’un sujet pendant une durée définie, une deuxième personne l’écoute de façon active. Iel pose des questions ou lae relance s’iel s’essouffle, mais n’émet ni commentaire ni jugement. La troisième personne prend des notes de ce qui est dit. À la fin du temps défini, les rôles s’inversent. Quand tout le monde a parlé, on prend un moment pour synthétiser, comprendre là où l’on se rejoint et là où les idées diffèrent.
  • Cette méthode est intéressante pour aborder des questions de fond ou des questions très ouvertes. Elle permet d’aller en profondeur et de tisser des liens entre nos différents vécus. Elle permet aussi de s’exprimer en toute confiance, avec peu de gens, et d’avoir un moment où toutes les personnes se sentent vraiment écoutées et prises en considération.

Le corps et l’espace

Pourquoi ?

Le théâtre-image est un outil d’éducation populaire que nous avons testé à plusieurs reprises dans nos collectifs et qui a permis, à chaque fois, de faire émerger des émotions, des sujets profonds et sincères. Il permet, à l’aide de nos corps et de différents objets, d’exprimer des choses que nous n’exprimerions pas forcément avec la parole. Il permet aussi de prendre du temps pour penser autrement notre rapport au groupe. Cet outil peut être utilisé pour traiter de différents sujets, mais celui du rapport de chacunex au groupe fonctionne particulièrement bien.

Comment ?

On met en place une scénographie avec ce qu’on a sous la main. Souvent, on utilise des chaises ou des canapés, pour signifier différentes positions dans l’espace. La scénographie se construit en lien avec la question qui est posée et que l’on souhaite traiter. Si on veut parler du rapport de l’individu au groupe, il est intéressant de jouer avec la « centralité » en mettant certains éléments très au centre et d’autres plus en périphéries, dans les recoins. On peut également jouer avec la verticalité, avec la hauteur, en plaçant, par exemple, une chaise sur une table et au centre de l’espace ainsi que des chaises basses sur le sol.

Ensuite, on peut orienter les chaises dans différentes directions : tournées vers le centre ou, au contraire, dos au centre. On peut aussi déséquilibrer une chaise en la plaçant sur une surface inégale ou créer toutes sortes de scénographies adaptées aux sujets qu’on a envie de traiter.

Lorsque la scénographie est prête, on pose trois questions au groupe et chacunex peut ensuite aller se placer à l’endroit où iel le souhaite selon son ressenti par rapport au groupe.

  • Première question : où te situes-tu dans le groupe ? Deuxième question : où penses-tu que les autres te situent dans le groupe ? Troisième question : où aimerais-tu être ?
  • Après chaque question posée, chacunex circule dans l’espace et va se positionner sans bruit. Ensuite, on pose la deuxième question, puis la troisième. À la fin de l’exercice, chacunex sort de la scénographie. Pour la mise en commun, chacunex, à son tour, va refaire son trajet en expliquant aux autres son parcours et les raisons qui l’ont pousséex à se positionner dans les différents endroits choisis.
  • Cet outil permet de faire voir des choses qui restent souvent invisibles, il conduit parfois à des moments émotionnels forts. C’est un outil qui peut être pertinent dans plusieurs contextes, mais il est particulièrement intéressant à mettre en place dans un groupe déjà formé depuis un certain temps.

La charge mentale et les tâches ingrates

On le sait, une histoire de vaisselle pas faite, de frigo qui pourrit ou de chiottes sales peut suffire à faire péter un collectif. Au-delà de ces tâches ingrates et souvent invisibles, comment fait-on pour répartir les charges mentales qui prennent souvent beaucoup d’ampleur dans les lieux collectifs ? Les enjeux sont d’éviter les « spécialisations » et de valoriser et visibiliser chaque tâche effectuée pour éviter les frustrations et les rancœurs.

Mais concrètement, comment peut-on le faire ? D’autant plus qu’il y a plusieurs visions qui s’affrontent : celle qui consiste à dire « je ne veux pas de règles et de contraintes » et celle qui consiste à dire « j’ai besoin de règles et de répartition des tâches pour ne pas culpabiliser ou pour ne pas en faire trop ».

Différents modes d’organisations ont vu le jour, aucun n’a jamais fait l’unanimité, mais un mode d’organisation en particulier m’a semblé pertinent et intéressant et a été, en ce qui me concerne, très satisfaisant.

Comment visibiliser toutes les tâches et se rendre compte de leur répartition au sein du collectif ?

  • Distribuer des tas de post-it à chaque personne pour qu’elle y note toutes les tâches qu’elle prend en charge au sein du collectif : nettoyage du frigo, des chiottes, tenue du bar, achats, travaux, accueil, réponses aux mails, écriture des newsletters, finances, etc. Chaque tâche est écrite, de la plus petite à celle qui prend le plus de temps, de la moins valorisante à la plus valorisante. On place ensuite tous ces post-it sur une grande table. On peut tenter de les répartir par « pôles » : administration, entretien de la maison, communication extérieure, etc.
    • Tous ces post-it permettent d’avoir une vue d’ensemble sur tout ce qu’on fait au sein du collectif et de mettre en valeur toutes les tâches. On se rend aussi vite compte qu’il y a des tâches qui sont effectuées par plusieurs personnes et d’autres tâches qui reposent sur la même personne. L’idée n’est pas de comparer le nombre de tâches effectuées par chacunex. Pour éviter cette dynamique, on peut poser les post-it anonymement. Il s’agit simplement de se rendre compte de tout ce qu’on fait, parce que c’est valorisant, et de prendre conscience de la répartition du travail au sein du collectif.
  • On peut ensuite développer l’exercice en tirant au sort les personnes qui seront chargées de s’occuper d’un des « pôles » pendant une période déterminée, un trimestre par exemple. Lorsqu’aucune des personnes tirées au sort n’a les connaissances ou compétences nécessaires à la « gestion » de ce pôle, on refait un tirage au sort. Le groupe formé par les personnes qui ont été tirées au sort a ensuite la responsabilité, la charge mentale et une partie de la charge de travail du pôle en question. On peut et doit bien sûr s’investir et agir en dehors de ces pôles attitrés et on n’a pas à effectuer toutes les tâches qui concernent ces pôles, mais on a pour mission de savoir le plus possible, ce qui est déjà fait et ce qui est encore à faire. Chaque groupe s’organise ensuite comme il le souhaite. Puis, à chaque trimestre, on change.
  • Cette technique permet de répartir la charge mentale et de mieux s’organiser. Elle permet aussi d’apprendre de nouvelles choses, puisqu’on change de pôle après chaque trimestre, et de se rendre compte de tout ce qui est fait par chaque personne, dans le but de valoriser les rôles de chacunex et d’éviter les frustrations du travail invisible. Ces tournus par petits groupes tirés au sort permettent que chacunex s’organise avec des personnes avec lesquelles iel n’aurait pas eu le réflexe de former un groupe.

À nous d’inventer, d’adapter, de piocher ici et là et de chercher des solutions qui conviennent au plus grand nombre et au plus de sensibilités possibles. L’envie de continuer à militer vient aussi de là : des configurations de socialisation, d’écoute et d’organisation nouvelles.

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