nous sommes partout

nous sommes partout

Surveiller la surveillance

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

Ce texte a été élaboré plus d’un mois avant la diffusion des images du meurtre de George Floyd et de leurs répercussions politiques mondiales et près de sept mois avant le projet de loi « Sécurité globale » en France qui cherche à rendre illégale la diffusion d’images d’un policier identifiable.

À quoi sert un groupe de copwatch organisé ?

Le copwatching° (terme qui signifie simplement « regarder la police ») apparaît aux USA dans un contexte d’autodéfense populaire face à la violence raciste et à l’impunité des forces de l’ordre, notamment dans les quartiers les plus précaires. De ce qu’on sait, les premièrexs à s’organiser pour filmer la police sont des brigades plus ou moins affiliées aux Black Panthers, qui cherchaient à documenter cette violence avec les caméras analogiques de l’époque. Le copwatching est apparu de manière organique, dans une logique de résistance qui voulait documenter le vécu.

Ensuite, ça a évolué, ça a donné des idées, ça s’est organisé. Dans certains pays, pas seulement en Occident, des collectifs commencent à mettre en place des rondes tous les soirs dans leur ville, dans l’intention de surveiller l’action de la police, prêts à filmer en cas de violence. Il y a aussi des réseaux internationaux, des sites internet, des zones de mise en commun des images, de partage de tactiques et d’expériences, qui aident à organiser des groupes de copwatch décentralisés. Sur ces réseaux, on peut aussi apprendre à monter une défense juridique face à la police, à constituer un dossier de témoignages, etc. Ensuite, au début du XXIe siècle, s’inspirant de plusieurs brigades populaires, des groupes ont commencé à se former dans l’intention de filmer spécifiquement la répression militante : documenter non pas la violence quotidienne, mais aussi la violence politique, la répression des manifestations par exemple. C’est de ce copwatch d’antirépression qu’on parlera ici1.

Au fond, l’idée est simple : personne ne surveille ceux qui nous surveillent, alors il faut des caméras populaires. On ne peut avoir confiance ni en l’État ni en sa justice pour contrôler leur principal organe de contrôle : la police. L’impunité de la police française n’est plus à prouver (il suffit de regarder les chiffres des condamnations de l’IGPN — Inspection Générale de la Police Nationale — ou de regarder l’ensemble des dénonciations de violences policières ces dernières années). En Suisse, ce n’est pas mieux. Ces vingt dernières années, l’ONU a condamné à deux reprises la Confédération au motif qu’elle ne dispose d’aucun organe de contrôle indépendant de sa propre police. Pour le dire vite, si tu veux porter plainte pour violence policière, tu dois aller le faire… à la police. Sur le terrain, l’impunité est aussi la loi d’une police suisse plusieurs fois meurtrière, violente au quotidien et outrepassant souvent ses droits2. Le copwatching peut aussi être défini comme une pratique militante offensive qui entend documenter et démontrer la nécessité de repenser, désarmer et/ou abolir carrément la police dans sa forme actuelle.

S’organiser pour filmer les violences policières change beaucoup de choses. Au fond, l’idée n’a rien de compliqué, mais avoir un groupe de personnes présentes dans les moments de lutte physique donne de vrais résultats : des images plus complètes, plus compréhensibles, qui peuvent alimenter le débat public et/ou être utilisées plus efficacement dans la défense juridique des militanxtes. Très souvent, en Suisse, ce sont les images des groupes de copwatch qui sont relayées dans la presse ou amenées devant les tribunaux.

Bien sûr, en manif, tout le monde filme, mais c’est souvent trop tard (on a le réflexe de sortir son téléphone quand on voit une violence mais, le temps de sortir l’appareil photo, pouf, la situation de violence est terminée et on n’a pas d’images), les prises sont souvent floues, incompréhensibles. Mais en mobilisant sur le terrain un petit groupe de personnes attentives, concentrées et qui savent pourquoi elles sont là, d’un coup, pouf, les images documentant la violence sont bien plus efficaces, parce qu’on anticipe, on filme avant que la violence ne se déclenche.

C’est pas très compliqué d’organiser un groupe de copwatch dans ta ville, pour soutenir et défendre celleux qui luttent, faut juste s’organiser et discuter un peu.

Filmer pour qui ?

Il est important qu’un groupe se mette collectivement d’accord sur une éthique du copwatching : pour qui filme-t-on ? Si l’on peut se coordonner avec des groupes d’antirépression ou les associations qui organisent des événements, il est essentiel que les militanxtes filméexs soient prioritaires dans la gestion de ces images : dans l’idéal, iels devraient toujours avoir leur mot à dire dans leur diffusion. Les groupes de copwatch décident le plus souvent de ne publier aucune image en leur nom propre, pour ne pas se visibiliser, mais surtout pour ne pas interférer avec le droit à l’image de chacunex.

Une marche à suivre

Cette démarche est une sorte de prototype, une liste de choses qui peuvent être utiles. Évidemment, on ne peut pas tout faire pour chaque événement. C’est aussi une marche à suivre à compléter, à remettre en question, à modifier…

Avant le jour de l’événement

Il peut être judicieux de se promener là où l’action aura lieu et de faire un plan des zones d’invisibilité possibles. La police sait qu’elle est filmée et souvent, elle va essayer d’organiser immédiatement l’espace pour invisibiliser sa violence : en faisant des lignes de fourgons, en utilisant un groupe d’agents pour en cacher d’autres, en emmenant des militanxtes dans des ruelles préalablement bloquées, etc. Ces zones permettent à la police d’embarquer, fouiller et de déraper en toute tranquillité. Il s’agit souvent de lieux que l’on peut facilement nasser°.

Le groupe de copwatch doit étudier l’espace : y a-t-il une zone en surplomb où l’on pourrait se poster préventivement (une terrasse de café) ? Y a-t-il un endroit relativement sûr duquel on pourrait voir sans être vuex (filmer à travers une vitrine de magasin) ?

Si on est plusieurs, il faut aussi réfléchir à la répartition des personnes qui filment dans l’espace, même si souvent, au moment voulu, c’est plus compliqué que ce qu’on imaginait. Se répartir dans l’espace évite que touxtes celleux qui filment soient nasséexs au même endroit et ne puissent pas filmer d’autres zones critiques d’un événement par exemple. Évidemment, le feu de l’action redessine l’espace et il faut surtout observer, improviser et rester réactifvexs, mais l’anticipation et la préparation donnent souvent de très bons résultats.

Les rondes, le jour de l’événement

Dans les heures qui précèdent l’événement, il peut être intéressant d’effectuer des rondes pour évaluer la mobilisation policière déjà mise en place. Certains signes permettent d’anticiper la gestion de l’espace comme les barrières de déviation entreposées au coin de certaines rues, les itinéraires précis des voitures banalisées, les lieux où sont discrètement garés les fourgons, etc. Attention à rester discrèxtes durant ces rondes. S’il y a des flics en uniforme ou en civil, on peut aussi essayer d’écouter discrètement leurs conversations, qui contiennent parfois des informations précieuses sur la planification de l’événement. À chaque groupe de trouver ensuite le meilleur moyen pour communiquer aux militanxtes et/ou aux organisations, ces informations en temps réel pour essayer de se protéger au maximum. Pour les communications numériques, toujours privilégier les applications chiffrées de bout en bout (Signal, Telegram et Riot sont parmi les plus recommandées, Signal efface les messages après un temps imparti, ce qui peut être bien pratique3).

Organisation des copwatcheureuxses

Il y a plusieurs tactiques, plusieurs choix possibles…

Certains groupes de copwatcheureuxses décident de se rendre visibles en portant un brassard ou d’autres signes distinctifs, comme lorsqu’il y a des juristes et des avocaxtes sur place ou comme la presse. Dans ce cas, on peut amener des stabilisateurs de téléphone, des selfie sticks pour filmer depuis le haut, des caméras à la place des smartphones, etc. On se rend visible et on se comporte comme des journalistes. Ce choix implique un comportement particulièrement prudent, pour éviter de devenir une cible facile.

D’autres groupes décident de copwatcher discrètement, de se fondre dans la masse pour éviter de montrer qu’iels sont organiséexs. À l’intérieur d’un bloc radical, rester masquéex et ne pas afficher trop ouvertement que l’on filme : on ne filme un bloc que si l’on est sûr de la sécurité des images4.

Il est rarement utile que deux copwatcheureuxses soient au même endroit. Les angles de vue peuvent faire une vraie différence lors d’un procès : tout est affaire de lisibilité de l’image. Pour autant, les règles de sécurité s’appliquent comme pour n’importe quelle manifestation : on essaie de ne pas laisser unex copwatcheureuxse « hors de vue », il faut parfois se filmer ou se protéger mutuellement.

Matériel

Quelques conseils d’équipement

  • Le smartphone est un bon compromis entre efficacité et discrétion.
  • Si on utilise un smartphone, ce qu’il y a de mieux c’est un mot de passe alphanumérique assez long, par exemple : NousSommesPartout*1312*.
  • Vérifier qu’on a assez d’espace de stockage.
  • Effacer tout contenu compromettant (toutes les applications non nécessaires, les groupes de discussion non nécessaires, les images, le répertoire, etc.).
  • Il est impossible de passer une journée à filmer sans une batterie externe contenant plusieurs recharges.
  • Les ordinaires de toute manifestation (sérum physiologique, nourriture, premiers soins, masque plastique, etc.).

Quelques conseils d’habillement

Visibilité : se signaler comme copwatcheureuxse avec un brassard, un gilet, un signe distinctif et rester très prudenxte. Avec cette tactique, on devient une cible privilégiée qui risque de se faire interpeller de manière prioritaire. L’interrogatoire peut être salé.

Immersion : s’habiller comme unex manifestanxte parmi d’autres, ne pas être trop extravaganxte dans son apparence pour ne pas être facilement identifiable.

Invisibilité : s’habiller avec des codes sociaux dominants/normatifs pour avoir l’air d’unex bourgeoisex curieuxse qui aurait atterri là par hasard.

En cas de professionnalisation

  • Gérer les images en live sur un cloud autonome et chiffré (toutes les images y sont directement envoyées et supprimées du téléphone).
  • Avoir une personne en retrait avec un ordinateur et un adaptateur microSD pour faire arriver les images.
  • Filmer avec un drone (attention c’est généralement illégal).
  • Se procurer une carte de presse et une grosse caméra, s’il y a dans ton pays des journalistes camarades.
  • Piloter un hélicoptère avec une caméra pour contrer les hélicoptères de la police, sait-on jamais.

La prise d’images

C’est le moment où c’est tout bête, mais où ça fait une vraie différence (de nombreux cas en attestent, en Suisse comme ailleurs).

Quand on filme une scène de violence : il faut surveiller constamment le cadre et la luminosité de l’image, essayer de ne pas trembler, de ne pas se déconcentrer du cadrage pendant les situations critiques, obtenir la prise de son la plus nette possible, du coup ne pas chanter toi-même de slogans (oui, même si c’est frustrant), parler le moins possible, ne pas se préoccuper du droit à l’image lorsqu’on filme (il faut filmer clairement les visages et les matricules pour que les images soient utiles juridiquement — la question de l’identité se pose uniquement lors de la diffusion des images).

On essaie d’avoir des plans larges pour comprendre tout ce qu’il se passe et pour filmer un maximum de mouvements possibles. Essayer d’anticiper et filmer la situation générale quand on sent que « ça commence à chauffer » pour fabriquer le document visuel le plus compréhensible possible.

S’assurer de pouvoir contacter les personnes concernées et rassembler les vidéos prises par d’autres personnes

À la suite d’une interpellation ou d’une arrestation filmée, il faut essayer d’obtenir discrètement une adresse email ou un numéro de téléphone à contacter par la suite. Si on n’a pas l’occasion de prendre le contact de la personne concernée, on peut demander à ses amiexs.

La plupart du temps, d’autres personnes présentes ont filmé la scène. Le problème, c’est que ces images sont rarement rassemblées et données aux personnes concernées. En outre, il arrive qu’elles circulent sur les réseaux sociaux sans les précautions adéquates (floutage des militanxtes par exemple). Un collectif organisé de copwatch peut aussi servir à ça : dissuader les personnes d’incriminer les autres dans leurs stories insta et centraliser les images des personnes présentes sur place. Attention : on demande si l’on peut obtenir les images, sans dire que l’on appartient à quelque collectif que ce soit (en manif comme ailleurs, on ne sait jamais à qui on est en train de parler).

Quand le calme revient, on peut aussi demander aux témoins oculaires de raconter face caméra ou à visage couvert ce qu’iels ont vu. On ne pose pas trop de questions, on paraphrase les affirmations et on demande aux témoins de valider. Ce type de document pris « sur le vif » a déjà changé le cours de certains procès.

Après l’action ou l’événement

Stockage

Il est important de stocker les images et de ne pas les effacer après les avoir envoyées aux personnes concernées. Les images peuvent servir des mois et des mois après l’événement et d’autres militanxtes que celleux auxquellexs on pense sur le moment pourraient en avoir besoin plus tard. Les militanxtes font souvent l’objet d’enquêtes approfondies qui durent longtemps et qui regroupent plusieurs chefs d’accusation relatifs à plusieurs événements et actions. Il vaut mieux tout archiver, même lorsque les images n’ont pas l’air violentes, on ne sait jamais ce qui pourra servir face aux juges.

Il ne faut jamais stocker les images en ligne, il faut utiliser des clés USB et des disques durs externes. Pour s’assurer de ne rien perdre en cours de route, on peut les stocker en double, sur différents supports.

Montage

Ne pas sous-estimer le temps de travail.

Envoyer un seul fichier monté compilant l’essentiel d’un événement est souvent d’une grande aide pour une organisation qui cherche à défendre ses manifestanxtes ou pour les avocaxtes en charge de procès collectifs.

Il peut s’avérer utile aussi d’inclure des panneaux de textes explicatifs dans le montage ou de mettre en évidence des agressions qui ne sont pas au centre de l’image, mais en arrière-plan, avec des cercles de couleur par exemple.

Flouter l’ensemble des personnes, sur des montages qui peuvent faire plus d’une heure, est un travail colossal et rarement nécessaire, mieux vaut en laisser la responsabilité aux organisations tout en leur précisant bien l’importance du floutage au moment de l’envoi des images. Il peut toutefois être plus sûr de s’assurer que les copwatcheureuxses sont floutéexs.

Pour l’envoi des images, se référer aussi aux différents guides d’autodéfense numérique qui expliquent comment envoyer des fichiers de manière sécurisée.

Tout groupe de copwatching doit aussi s’autoéduquer le plus précisément possible sur les lois en vigueur dans son pays relatives au droit à l’image : en général dans l’espace public et plus spécifiquement relatives à la police (droits qui sont souvent régis par des textes de lois complémentaires voire contradictoires).


  1. Pour un échange entre plusieurs membres d’un collectif de copwatch, lire Spectacle nulle part. Care partout [no 23]. 

  2. Pour écouter une personne concernée par cette violence policière, lire They don’t see us [no 4]. 

  3. Pour tenter de communiquer numériquement avec un semblant de sécurité, lire Camouflage dans l’infosphère [no 40]. 

  4. Pour comprendre les enjeux liés aux images dans un bloc ou une manif en général, lire : Survivre dans un black bloc [no 15]. 

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