nous sommes partout

nous sommes partout

They don’t see us

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

J’ai commencé à organiser des actions contre la violence policière en Suisse avec Jean Dutoit1, un collectif luttant pour les droits des personnes sans-abri. Tout a commencé dans un lieu appelé le Sleep-in. Là-bas, il y avait beaucoup de gens, principalement des réfugiéexs, des migranxtes, la plupart d’Afrique de l’Ouest, surtout du Nigeria et de Gambie. À un moment, le Sleep-in est devenu bien trop petit pour accueillir tout le monde. Alors, un mouvement a émergé, composé de nous, les gens qui dormaient dehors, et du personnel du Sleep-in. On s’est misexs d’accord pour ouvrir un squat touxtes ensemble. La première maison qu’on a occupée se trouvait dans le quartier de Fourmi, à Lausanne. On y a passé trois semaines et on est partiexs, parce que la maison devait être détruite pour construire une école. Il y a quelques jours, quelqu’un m’a dit que les lieux sont toujours vides. On a déménagé dans l’ancienne usine heineken à Renens. On y est restés toute une année.

C’est là qu’on a commencé à militer contre les injustices et les violences policières. En luttant pour les maisons du collectif Jean Dutoit, j’ai eu la possibilité de rencontrer des officiellexs. C’était un peu risqué, mais il fallait qu’on les confronte à nos problèmes, pour leur expliquer nos revendications. On a décidé de prendre ce risque parce que ce n’est pas juste que ce soient toujours des personnes blanches qui soient toujours en première ligne, qui disent aux officiellexs ce dont on a besoin, alors qu’elles ne vivent pas dans ces maisons. Alors, je faisais toujours partie de ces discussions, j’ai été impliqué dans la plupart des négociations politiques. J’ai même eu ma tête dans le 20 Minutes. (Rires.)

De là, j’ai rejoint d’autres luttes, des collectifs qui se battent contre le racisme et contre le système carcéral. Je fais partie d’un soundsystem qui fait des collectes de fonds pour les personnes en prison qui n’ont pas de moyens ou de famille pour les soutenir. On fait des fêtes, on récolte de l’argent pour elleux, on leur achète du crédit pour leur téléphone, du tabac, des trucs, des piles. On trouve même des avocaxtes, quand c’est nécessaire.

Ensuite, on a fondé le collectif Kiboko pour récolter des témoignages à propos de la brutalité policière, en se demandant comment on pouvait les rendre publics. On voulait lancer quelque chose pour la défense de nos droits face à la police. Beaucoup ne connaissent pas leurs droits. Les témoignages racontaient deux ou trois crises, comment la police les a gérées et ce qui était juste ou non. Ça a sensibilisé sur les expériences des Noirexs et comment iels peuvent se comporter quand la police est dans les parages. Plusieurs personnes du collectif ont suggéré d’en faire un film sur la situation et sur les modes d’action disponible pour combattre le système. Le film s’appelle « No Apologies », il donne la parole à de nombreuses personnes à propos de leurs expériences avec la police, comment iels ont été confrontéexs à la brutalité, à la discrimination, au profilage racial, à l’injustice et à la violence.

Quand je suis arrivé en Suisse, j’ai été surpris de remarquer que la plupart des gens n’ont aucune idée de comment faire face à la brutalité et qu’iels ne connaissent rien de leurs droits. Quand on n’a pas de papiers, on n’a absolument aucun privilège et aucune arme face à la police. On se sent entièrement responsable de tout ce qui nous arrive parce qu’on n’a pas le droit d’être là. Mais en tant qu’être humain, on a le droit d’être là où on veut.

Maintenant, malgré le fait que j’ai le droit de vivre en Suisse, la situation n’a pas vraiment changé. La police est toujours violente avec moi, comme avec beaucoup de personnes noires ; ils nous voient toujours comme des personnes sans droits. Je vis toujours la même violence, sauf que maintenant je peux résister d’une certaine manière.

Une fois, j’étais en Italie et j’ai pris le dernier train de Milan pour la Suisse. C’était aux environs de 19 heures. J’avais tout avec moi : mon ticket, ma pièce d’identité, mon passeport. J’avais un petit bagage parce que j’avais passé deux jours seulement en Italie. J’étais le seul Noir dans le wagon. Un contrôleur m’a demandé mon billet, je lui ai tendu avec confiance. Je me souviens que je regardais un match de foot sur mon téléphone. Il a directement fait un signalement aux douaniers, en disant littéralement :

— Il y a un homme noir dans le train.

J’ai vu deux officiers de police des douanes s’approcher et me parler en allemand. Je leur ai dit :

— Je ne parle pas allemand.

Ils m’ont parlé en Italien. Je leur ai répondu :

— Oui, je vais à Lausanne.

Ils m’ont demandé mes papiers. J’ai dit :

— Non, pourquoi ? Je suis assis au milieu du train, je ne suis pas la première personne que vous voyez. Il y a d’autres personnes dans le wagon par lesquelles commencer si vous voulez faire des contrôles d’identité.

Ils m’ont répondu :

— Oui, mais nous devons vous fouiller.

— Non, contrôlez d’abord les gens là-bas avant d’arriver à moi. Ça serait juste pour tout le monde.

Mais ils ont insisté, ils devaient me fouiller. Ils m’ont fait arrêter mon match de foot et éteindre mon téléphone pour que je leur montre mes papiers. Ils voulaient juste montrer aux gens qu’ils faisaient leur boulot. Je leur ai montré mon passeport gambien. Je savais que si je leur montrais ce passeport-là, ils n’auraient pas ce qu’ils voulaient. Alors j’ai décidé de saboter leur journée et de leur faire perdre leur temps.

J’ai insisté avec mon passeport gambien, il a dit :

— Vous devez me suivre.

— Non, je ne dois pas vous suivre. Rendez-moi mon passeport et je vous donne ce que vous voulez.

Il a demandé :

— Qu’est-ce que vous voulez me donner?

— Rendez-moi mon passeport et je vous donne ce que vous voulez.

Finalement, je lui ai montré mon permis B, mais ça ne s’est pas arrêté là. Ils ont pensé que c’était un faux. Ils ont essayé de le contrôler, d’appeler des numéros et ils se sont rendu compte que tout était en règle. Le contrôleur a dû me rendre mon bagage et mes affaires.

Je lui ai dit que s’il était allé contrôler d’abord d’autres gens avant de se précipiter vers moi, il aurait peut-être trouvé des Blanchexs sans papiers valables. Il a refusé de parler de ça. Quelques minutes plus tard, quand il est parti, un homme italien assis à côté de moi m’a dit :

— On n’a pas de papiers suisses, on est Italiennexs, pourquoi il ne nous a pas contrôléexs ?

— Vous n’êtes pas noirexs et vous êtes européennexs, il s’en fout.

— Oui, mais on est en Suisse, toi tu as des papiers plus valables que les nôtres, nous on n’est pas Suisses.

Une autre histoire. C’était à Lausanne. Ma machine à laver était en panne, alors je suis allé dans un lavomatic près de chez moi où je devais attendre une heure. J’ai décidé d’aller à la bibliothèque à Chauderon pour passer le temps. J’ai regardé un film et, en revenant, devant les escaliers qui mènent à l’arrêt de bus, j’ai hésité sur le chemin à prendre. Un flic m’a vu. Parce que j’étais hésitant, il a cru que j’essayais de lui échapper. Il s’est précipité vers moi :

— Contrôle ! Vous essayez de m’éviter ; vous vendez de la drogue ici.

— Quoi?

— Oui, vous dealez ici.

— Non, je ne vends pas de drogue. C’est juste que j’avais une heure à attendre pour que ma machine à laver se termine.

— Ouvrez votre sac!

J’ai dit non. Il m’a plaqué contre le mur, rapidement et violemment. Une amie a vu la scène, elle est venue vers moi et a demandé :

— Vous lui faites quoi ?

— Il vend de la drogue.

Il m’a dit :

— Allez, tu mens.

Je lui ai montré mes papiers, j’ai pris mon permis dans mon porte-monnaie et je l’ai jeté par terre. Il l’a ramassé et m’a dit :

— Pourquoi est-ce que tu l’as jeté par terre, tu voulais t’échapper en courant ?

— Non, je ne veux juste pas être poli avec vous. Vous avez mes papiers, mais vous n’en avez rien à foutre.

Il a refusé de voir mes autres papiers, refusé de parler avec nous et nous a dit de bouger de là. On ne voulait pas partir parce que cet endroit ne lui appartient pas. C’est devenu marrant parce que tous les gens de l’arrêt de bus ont commencé à s’arrêter pour nous regarder. C’était trop cool parce que ça nous a donné plus de confiance : les gens voyaient comment la police se comporte, iels voyaient que ça n’est pas juste et qu’il n’avait aucune preuve pour m’accuser. Il a parlé de drogue alors qu’il n’y avait pas de drogue. Les gens pouvaient voir mes papiers. J’étais très heureux. Pour la première fois, j’étais confronté à la police avec des témoins2. Le flic a eu l’air stupide et tout le monde a vu à quel point son comportement était injuste.

Avant la sortie de No Apologies3 en 2015, quelques policiers me connaissaient déjà. C’est pour ça que je n’avais pas peur de participer et d’apparaître dans le film. Certains flics, chaque fois qu’ils me voyaient en ville me criaient : « Dampha, je t’ai dit, je ne veux plus te voir ici. » Dans l’espace public. Parfois ils m’embarquaient dans les toilettes publiques, parfois ils me frappaient, me laissaient seul dans des gares, tout ça sans aucune charge. Ils m’ont beaucoup fait souffrir. Maintenant que j’ai des papiers, chaque fois que je croise ces keufs, je leur demande de me contrôler.

J’espère que le film No Apologies aidera à modifier les relations de pouvoir. L’idée était de changer l’état d’esprit de celleux qui nous considèrent comme des moins que rien. La plupart des gens en Suisse ne veulent pas bouger le petit doigt pour aider, pour lutter. Les gens parlent constamment de la brutalité policière en France ou aux États-Unis, mais continuent de penser qu’en Suisse « c’est cool ». Mais la Suisse n’est pas cool, la Suisse est violente et personne ne veut le voir.

Quelque part, j’espère que ce film va effrayer la police. Mais évidemment, le film lui-même n’a pas créé de vraie protection. Un film ne peut pas modifier tout un système basé sur la violence qui maintient les gens dans la précarité. Les personnes sans-papiers ne peuvent pas avoir de job, le seul endroit où elles auraient le droit de travailler, c’est en prison. Elles se retrouvent souvent en prison parce que c’est illégal d’être dans la rue et qu’elles ne peuvent pas payer les amendes4. En prison, elles gagnent genre trois francs par heure. En sortant de prison, elles ne peuvent pas travailler légalement. C’est un cercle vicieux. Elles peuvent aussi trouver des jobs illégaux, mais quand tu vis comme ça, chaque jour est dangereux5. Le système est fait pour garder les personnes sans-papiers dans des endroits spécifiques de la ville, c’est une décision politique. Tout est fait pour que les Noirexs se sentent en insécurité.

Les gens parlent constamment de ce qui est arrivé à George Floyd aux États-Unis. Mais il est arrivé exactement la même chose à Mike Ben Peter à Lausanne. Les médias suisses ont beaucoup plus parlé de Floyd en quelques mois que de Mike en des années, alors qu’on se bat pour que la justice soit faite pour Mike depuis longtemps. Si un homme noir tirait sur un flic suisse blanc, ça serait dans tous les médias pendant au moins un an. Mais si un flic blanc tire sur un homme noir, on n’en parle pas vraiment parce que, bon, c’est juste un homme noir. C’est comme ça que le système fonctionne et il inclut la justice et les avocaxtes.

Imagine, la police t’arrête avec un gramme de weed, la police ne vient même pas devant la cour pour témoigner. Je connais un mec noir qui s’est fait choper avec un gramme de weed, un officier de police a écrit une lettre pour témoigner qu’il l’avait attrapé alors qu’il n’était même pas présent au moment de l’arrestation. Le mec noir est devant la cour, devant unex juge, mais tout le système continue à penser que la police dit la vérité. La police ne se retrouve jamais devant unex juge, elle écrit juste des lettres. Les juges pensent encore que « les flics ne mentent pas ». Quoi qu’il arrive, quoi que tu dises, leur décision est déjà prise.

J’ai une autre histoire de flics qui mentent. Quand on squattait l’usine à Renens, la police nous attendait toujours vers l’arrêt de bus. Une fois, j’ai sauté dans le bus et deux policiers, en civil, m’ont sorti de force. Ils m’ont fouillé et n’ont rien trouvé. Mais ils m’ont embarqué dans une petite station pas loin et m’ont enfermé. Un flic a pris le téléphone et je l’ai entendu dire :

— Il a deux grammes de weed.

Alors j’ai dit :

— Non, vous mentez, je n’ai pas de weed, vous venez de me fouiller.

J’ai passé la nuit là-bas et, au matin, ils m’ont emmené dans un plus grand poste de police, pour pouvoir faire un scanner intégral. J’étais là :

— Merde, vous avez menti en disant que j’avais deux grammes de weed et maintenant vous m’emmenez ici comme si j’étais un grand criminel ? J’aurai ça sur mon casier jusqu’à la fin de mes jours ?

Ensuite, ils m’ont relâché et le lendemain, au même arrêt de bus, les deux mêmes policiers m’ont contrôlé à nouveau. Je leur ai dit :

— Sérieusement, vous m’avez contrôlé hier et vous avez menti. Vous allez faire quoi maintenant?

Ils ont juste répondu :

— C’est notre boulot, notre patron nous demande de faire ça.

— Non, ce n’est pas votre job et votre patron n’est pas là. Ici, il n’y a que vous et moi.

C’est juste un exemple, je sais que beaucoup d’autres sont dans cette situation, se font arrêter pour des choses qu’iels n’ont pas faites. Tu peux te retrouver en prison pour un gramme de weed. Quand ils ne peuvent pas te mettre en prison parce que tu n’as pas de papiers, ils mentent et disent que tu avais de la drogue sur toi. C’est illégal, mais ils le font tout le temps. Quand on parle de statistiques sur les personnes noires arrêtées et mises en prison, on parle principalement de situations comme celle-là : des innocenxtes en prison à cause de flics menteurs. C’est ça la Suisse.

La violence en Suisse, c’est la violence de l’État et l’État n’existe que grâce au peuple. Bien sûr qu’il y a des gens en Suisse qui aident, qui tendent la main. Mais l’État lui-même nie l’existence de certainexs réfugiéexs. Pour moi, les Suisses, individuellement, sont cools pour la plupart. Mais du point de vue de l’État, c’est toujours plus dur pour celleux qui n’ont pas de droit, qui n’ont pas la priorité. Les décisions de l’État ne sont pas en faveur des Noirexs ou des gens de couleur. Il ne les considère pas.

Dans la vie quotidienne, tu peux saboter un contrôle de police en faisant perdre du temps aux flics. Mais pour moi, on a besoin de balayer le système dans son entier, parce que le système est pensé pour oppresser celleux qui ont le moins de privilèges, celleux qui ne sont pas suisses, les minorités, les Noirexs.

Peut-on vraiment lutter contre un système qui emprisonne les gens sans raison ?6 Nous devons utiliser nos esprits, nos voix, nos stylos, notre art pour dire ce que les gens traversent. J’espère que beaucoup vont lire ce livre et que d’autres feront des chansons ou des films. Il faut tout changer en armes. Pensons à notre place dans la société : qu’est-ce qu’on peut faire ? Si on est unex avocaxte par exemple, on peut faire beaucoup.

Pour conserver sa légitimité, le système s’est construit en cachant des choses. On doit montrer la vérité et la reconstruire. Changer tout et changer la police. Pourquoi est-ce qu’elle n’est jamais punie ? Arrêtons les flics et jugeons les flics. Ça devrait être simple et facile. Vous m’arrêtez pour un gramme de weed ? Et vous, vous tuez un homme noir sans que rien ne se passe? Vous ne faites jamais face à unex juge ? Est-ce qu’on parle des mêmes lois ici? Les flics qui ont tué Mike travaillent toujours dans les rues de Lausanne. Tant qu’on ne les jugera pas, la police se sentira en parfaite impunité.

Les gens disent que les policiers sont mauvais (et c’est la version polie), parce que si tu es une bonne personne, tu ne choisis pas de devenir flic7. Si tu es une bonne personne, tu ne choisis pas de devenir quelqu’un qui peut dire « je t’ai tué, rien ne s’est passé et je peux vivre avec ça ».


  1. Pour un historique de ce collectif, lire Jean Dutoit en lutte [no 23] 

  2. Surveiller la surveillance [no 55] essaie de renverser le rapport de pouvoir avec la police. 

  3. Les informations relatives à ce film se trouvent sur : https://noapologiesfilm.com

  4. Pour une description plus complète de cette pratique administrative, lire L’absurdité des amendes qui permettent de socialiser un peu [no 34]. 

  5. Pour un autre récit d’expérience du danger pour une personne migrante et racisée, voir L’histoire d’une lutte [no 16]. 

  6. D’autres textes dépeignent les luttes anticarcérales : Brisons l’isolement [no 20] et Swiss made prison system [no 53]. 

  7. Un collectif de copwatch° partage des réflexions sur l’ordre policier dans Spectacle nulle part. Care partout [no 23]. 

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