nous sommes partout

nous sommes partout

Tout est porno

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

— Comment on pourrait définir le porno ?

— Alors ça, c’est une grande question. Quand on a commencé à produire des films, on a décidé d’utiliser le mot porno, mais c’était pas une évidence, on en a discuté longtemps. C’est un statement politique, un moment où tu touches à l’intouchable. C’est le moment où tu te dis « Ok, on va prendre ce qui se fait, on va le refaire nous, et on va acter qu’on milite pour quelque chose. » Parce que, forcément, certains films alternatifs peuvent très bien être considérés comme des objets d’art vidéo ou d’art performatif.

— Si une personne me dit « regarde, j’ai fait un porno » et que son film c’est deux fourmis qui marchent, eh bah ok, t’as fait un porno, c’est valide. Dire « porno », c’est politique, c’est provocateur, c’est dissident, et c’est aussi rejoindre un milieu, une famille. Si tu fais ça comme un « art », tu pourras peut-être exposer tes vidéos dans une galerie suisse quelques semaines. Si tu appelles ça du porno, il y a des répercussions, des conséquences, une visibilité, les médias qui s’agitent et te donnent de la place pour parler de ton acte.

— Il y a deux ans, j’étais dans un festival à Londres et j’ai assisté à un débat sur la définition (et donc les limites) du porno. C’était une table ronde, avec près de 300 personnes dans le public, à propos d’une loi anglaise qui interdit certaines pratiques dans le porno, comme le BDSM ou l’éjaculation féminine. Autour de la table, il y avait un avocat, deux personnes qui performent dans des pornos et une qui réalise des films. Iels auraient pu construire leur propos contre cette loi de mille manières différentes, mais iels ont choisi de montrer des films avec des fétiches : un film avec le fétiche des masques à gaz, un autre avec des meufs en méga talons qui appuient sur des pédales de voiture. Il n’y avait pas trop de réactions dans le public, jusqu’à ce qu’une des meufs de la table ronde se mette à rire et à essayer de dire aux gens que si on pouvait considérer ça comme du porno, alors la loi était absurde. Alors, tout le monde a commencé à se moquer de ces images et de l’idée même que ça puisse être considéré comme du porno. Je me suis levé et j’ai dit que c’était ultra-insultant : t’es une personne qui a un de ces fétiches, tu te sens super mal devant une salle qui rit de toi. Que ça puisse se passer dans un festival sex-positive° m’a choqué. Je raconte cette histoire pour dire qu’on évite le débat sur ce qui est du porno et ce qui n’en est pas. On est déjà une communauté bien petite, n’essayons pas de créer des scissions entre nous.

— Tout peut être du porno, si c’est l’intention de la personne qui le produit ou qui le regarde. C’est juste la réalité. Au quotidien, on est touxtes excitéexs par des choses qui ne sont pas masturbatoires. Essayer d’exciter des gens avec des choses qui ne paraissent pas porn, c’est un des trucs que le porno alternatif essaie de faire. Si on insiste et qu’on continue d’appeler « pornographiques » nos films, alors qu’ils échappent à l’imaginaire standardisé, il y aura peut-être une ouverture, un développement de cet imaginaire, de la conception collective de ce qui « est du porno ».

— Moi je vends du fromage, comme travail, et je peux te dire que je fais du porno toute la journée. Dans mon cœur, la définition du porno, c’est le potentiel excitateur des choses, pas la représentation de la sexualité.

— C’est dommage de vivre dans un monde où l’excitation n’est déclenchée que par un imaginaire pornographique classique.

— D’où la nécessité militante du porno alternatif ou éthique.

— La communauté du porno alternatif, même au-delà de la Suisse romande, n’est pas grande : il y en a beaucoup à Berlin, à Milan et en Espagne aussi. Maintenant, on a des potes un peu partout, mais tu te rends vite compte que tout le monde se connaît. Et aussi que les personnes qui font ça sont très précariséexs, souvent de par leur appartenance à la communauté queer° et sex-positive.

— Le schéma classique que j’ai observé, c’est des gens queer, qui, au sein du milieu queer, ont trouvé un environnement sex-positive dans lequel iels se sont sentiexs bien. Et, dans cette communauté, certainexs utilisent le porno comme un médium à la fois artistique et militant. Quand iels commencent le porno queer, iels sont déjà précaires — à cause des oppressions subies — et c’est ça qui les amène là, qui nous a amenéexs là, même si toutes les situations sont différentes.

— Le porno, c’est un médium politique, parce que ça touche à plusieurs choses. Dans les positions où l’on est, il y a une certaine souffrance, qui n’existait pas pleinement chez moi avant que je développe le vocabulaire et les concepts pour la vivre. La souffrance passait presque toujours dans mon inconscient. Et, à force de déconstruire la sexualité, dans le porno, tu remarques davantage les oppressions, tu remarques beaucoup plus de choses injustes.

— Le porno, c’est un toboggan politique.

— Et là on arrive au bout.

— Dans l’eau.

— Ou dans le bac à sable.

— On arrive dans l’immensité de la politique quoi.

— C’est un lancement, c’est le moment où tu prends de la vitesse.

— Du coup, quitte à arriver à pleine vitesse, je préfère l’eau au bac à sable…

— Le porno éthique, c’est aussi une manière de découdre le sexe scripté. Un bon exemple de sexe scripté, c’est les applis, comme grindr1 : le mec vient, tu discutes, et il y a un moment où on sait tous les deux que ça va passer au sexe. À ce moment-là, tu ne vois plus la personne. En suivant ce script, j’ai l’impression de baiser avec des robots. Le script qui se déroule en fait, c’est aussi celui du porno gay classique. Et là, on se distancie de ce qu’on pourrait vraiment ressentir, de ce qu’on pourrait vraiment vouloir. Avec le porno éthique, tu fais un pas vers l’écoute, vers la déconstruction, tu retrouves la possibilité de s’écouter vraiment, d’envisager le sexe autrement.

— Il n’y a pas longtemps, j’ai été à la télévision pour parler de porno, mais le contexte était spécifique : l’émission portait sur la consommation de porno chez les adolescenxtes. On me demandait si le porno éthique pouvait constituer un espoir, une solution, quelque chose à développer pour pouvoir leur proposer une alternative, des imaginaires nouveaux.

— C’est peut-être le futur.

— Tu y crois ?

— Non…

— On n’a pas assez de moyens.

— On se pose la question de la thune depuis le départ. C’est assez complexe. On bosse beaucoup au feeling, on essaie d’avoir une éthique commune et de la faire évoluer ensemble. Globalement, on est d’accord pour refuser que nos films empruntent le circuit porno classique, c’est-à-dire les tubes2, où l’on pourrait se faire de l’argent. Il a donc fallu trouver une autre solution pour les diffuser. On a décidé de les mettre sur notre site internet, dans un espace protégé par un mot de passe qu’on donne gratuitement, si on nous en fait la demande. Bien sûr, on suggère de verser un peu de thunes via paypal, mais personne ne le fait. C’est pas grave, c’est pas ça qu’on veut. Personne n’est éduquéex à payer pour du porno aujourd’hui et, même si on milite pour ça, on ne veut forcer personne.

— Un tournage c’est quand même des gens, des moyens, du matériel, des ressources qui ne sont pas gratuites.

— C’est clair, c’est le propre du porno éthique.

— C’est difficile de faire une bonne scène, surtout si tu veux respecter l’éthique que tu te fixes, qui inclut la sécurité sur le tournage, la diversité des corps, l’absence de script qui met les performeureuxses à l’aise. Il faut rajouter à ça le problème de la thune évidemment, qui raccourcit le temps à disposition : en payant peu les gens, tu ne peux pas leur demander de tourner quinze fois. Pour toutes ces raisons, avec Oil3, on est davantage dans une position d’archive-documentation que nous mettons en forme, plus que dans une situation véritable d’écriture et d’engagement d’acteurixes.

— Parce que la thune manque. Il faudrait convaincre le milieu du cinéma suisse de donner.

— Ouais, si on avait un revenu de base inconditionnel, ça changerait tout. Je ne resterais pas dans les cases, je ferais tout exploser.


  1. Créée en 2009, grindr est une application de rencontre géolocalisée conçue pour les hommes homosexuels, bisexuels ou bicurieux. 

  2. Sites web de diffusion en streaming ou en VOD comme pornhub, youtube, etc. 

  3. Oil production est une association basée à Lausanne qui se définit comme un collectif fluide, incubateur de productions pornographiques. 

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