nous sommes partout

nous sommes partout

Transformer une prison en centre socioculturel

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

L’occupation

À Genève, le rendez-vous de la rentrée, c’est la course de radeaux : on construit un radeau avec ses potes et on dérive sur le Rhône dans la joie et la bataille, pendant une bonne heure. C’est une tradition qui existe depuis plus de vingt ans : la première course Intersquat a eu lieu en 1999. C’est une façon de se retrouver entre gens qui luttent pour s’amuser avant de commencer l’année, de reprendre le cours de la vie normale.

Avec le collectif « Prenons La Ville », on ne voulait pas en rester à ce qui nous semblait être l’échec vécu au printemps 2017 : l’occupation avortée après une nuit d’un bâtiment construit il y a vingt ans en plein cœur de Genève pour être une banque, mais jamais investi d’aucune forme de vie. Alors, durant l’été, au milieu des vacances, on a préparé secrètement une occupation pour la fin de la course. La cible était toute trouvée : un superbe bâtiment désaffecté à Vernier, destiné à devenir une prison, inutilisé depuis 22 ans, à quelques pas de l’arrivée de la course.

Malgré un temps plutôt maussade, on était presque une vingtaine de radeaux à prendre le départ, sous les applaudissements d’environ 150 personnes venues nous encourager. L’ambiance était populaire et familiale. À l’arrivée : tâtonnement et cramponnement. On n’était pas vraiment sûrexs de nous. Quelques fourgons de police antiémeute avaient été aperçus non loin de là et on ne comprenait pas si c’était parce que leur terrain d’entraînement était proche ou si ça indiquait qu’un énorme dispositif se préparait à intervenir. Il y avait de la peur et de l’hésitation. La fuite d’information semblait plus probable que la coïncidence. Et puis, au moment de se lancer, d’avancer à pas feutrés dans la forêt qui relie le ponton d’arrivée de la course au plongeoir servant de point de départ à l’occupation, tout a marché comme sur des roulettes. Quelques personnes ont tendu une échelle, grimpé dans le bâtiment et hissé une banderole sur laquelle apparaissait cette phrase d’espoir : « Nous construisons un monde sans prison ». La soirée s’est poursuivie sous le préau qui s’avance jusqu’au-dessus du Rhône avec un repas, de la musique et la foule venue soutenir l’action. La police locale a pointé le bout de son nez, mais semblait surtout préoccupée par la nuisance sonore : elle a relégué le volet politique à ses supérieurs. Pendant la deuxième nuit, quelques vigiles zélés ont tenté une incursion ratée grâce aux barricades. Le bâtiment était devenu une forteresse. Le lendemain, on s’est surprisexs à imaginer les activités qui pourraient s’y dérouler, on s’est organisé un programme pour le reste de la semaine. En bref, on s’est installéexs.

Lever l’occupation

Pendant les semaines qui ont suivi, il a fait hyper chaud, c’était magnifique. Il y avait tout le temps de la vie, des moments géniaux. Il y avait toujours des gens qui étaient là pour bosser, pour faire des trucs. Puis, peu à peu il a commencé à faire plus froid, il y avait de moins en moins de personnes qui venaient sur place. Il y avait aussi des personnes qui étaient peut-être moins engagées politiquement et davantage intéressées à avoir un lieu où dormir. Au final, c’étaient celleux qui étaient là le plus souvent, parce qu’iels n’avaient pas d’autre choix.

Pendant l’occupation, il y a eu trois pôles. Le pôle des négociations avec l’État, où on faisait toujours attention à se présenter en grosses délégations, pour que tout le monde puisse prendre part aux négociations. Le pôle qui s’occupait de la vie sur place, avec les personnes qui voulaient éviter de trop croiser les politiques. Et enfin, le pôle construction, les gens qui venaient pour faire avancer les travaux. Il y avait évidemment des interactions entre ces pôles. Au mois de mars, après sept mois d’occupation, les négociations avaient plus ou moins abouti. Enfin, on n’a pas du tout eu l’impression de négocier ; chacunex tenait ses positions. Et finalement, nous avons reçu une proposition.

On nous a proposé de sortir du bâtiment en ayant la possibilité d’avoir deux containers dehors pour qu’on puisse quand même garder un pied sur place. En échange, iels levaient toutes les charges et les poursuites juridiques qu’il pouvait y avoir contre les personnes ayant participé à l’occupation. Aussi, trois places nous ont été attribuées dans une commission qui allait décider de l’avenir de Porteous et iels acceptaient notre revendication principale : la réaffectation du bâtiment à l’Office cantonal de la cohésion sociale qui s’occupe de la culture sous la direction du conseiller d’État Thierry Apothéloz, le retirant ainsi des mains du département de la sécurité dirigé par Pierre Maudet alors embourbé dans plusieurs scandales politiques. Cela voulait dire que le bâtiment aurait dorénavant la vocation de devenir un centre socioculturel plutôt qu’un centre carcéral. C’était déjà une victoire.

On a donc accepté la proposition et levé l’occupation. À cette période, on était une bonne vingtaine, voire un peu plus. Il faisait froid, tout le monde était emmitouflé, il y avait tout le temps des bougies partout sur la table. C’était une période où j’étais fatiguée. On avait subi beaucoup de pressions. Les négociations étaient épuisantes, toutes ces réunions avec le Conseil d’État dans leur belle salle… En fait, je pense que tout le monde était fatigué. Il y avait aussi moins d’énergie à fournir sur place et, en même temps, la cabane sur le toit venait d’être terminée. J’ai trouvé que c’était un très beau moment, parce que je ne voyais plus forcément où ça pouvait aller. C’était quand même une sacrée réussite et il y avait vraiment l’envie d’en profiter aussi, de continuer à y avoir accès… Enfin voilà, il y avait toutes ces choses qui nous disaient qu’on pouvait quand même avancer dans une direction intéressante. Au final, je pense que les gens ne s’attendaient pas à ce que l’occupation tienne. À la base c’était un peu un coup de tête : « on fait des radeaux, on accoste et puis voilà… ». Le mouvement « Prenons La Ville » avait déjà fait plusieurs occupations à Genève, mais elles avaient toutes été symboliques, elles n’avaient jamais duré. Du coup, les personnes impliquées n’avaient pas forcément envie de continuer. À cette période-là, il y a aussi eu un très gros changement dans le milieu militant genevois, un changement de génération. Les personnes plus âgées, plus expérimentées, se dirigeaient vers d’autres choses. Certainexs d’entre iels s’éloignaient temporairement de la Suisse, d’autres avaient des enfants, etc. Et la nouvelle génération n’avait pas forcément envie de s’investir de la même manière que les anciennexs, en ouvrant des squats par exemple. C’était un moment… très émotionnel. Pendant la discussion où on a décidé de lever l’occupation, tout le monde a pu s’exprimer. On a fait des tours de table et on s’est dit : « on a déjà gagné le fait que ça ne soit plus une prison et maintenant, si on a envie de gagner autre chose, on le fera en essayant une voie plus institutionnelle. »

Une commission

C’était la première fois à Genève qu’il y avait une commission comme ça. On s’est dit que ça pouvait être intéressant. On avait déjà rencontré Nicole Valiquer1, la présidente de la commission. On connaissait aussi pas mal d’architectes, comme Thierry Buache, qui venait de terminer son travail de master sur Porteous et qui nous avait suiviexs et conseilléexs depuis le début. Il y avait aussi des gens issus de la culture, des personnes issues des Hautes Écoles, des personnes du patrimoine… Il y avait aussi des représentants de la détention avec l’idée de faire de la réinsertion dans ce nouveau lieu. Et des personnes de l’OCBA, l’Office Cantonal des Bâtiments et de l’Architecture, sous la direction de Hodgers2, et c’est elleux qui ont été les plus difficiles à convaincre au début.

C’était un peu kafkaïen comme commission. On est sortiexs du bâtiment fin mars 2019 et la première réunion de la commission n’a eu lieu qu’en septembre 2019. Ce sont les temporalités étranges de l’État. Ce qui était ridicule, c’est que jusqu’en janvier, la plupart des personnes qui siégeaient dans la commission n’avaient jamais vu le bâtiment, n’y étaient jamais entrées ; elles en discutaient sans savoir de quoi elles parlaient. Des rapports sur l’état du bâtiment avaient été effectués et montraient une présence restreinte de matières dangereuses telles que le PCB, l’amiante, etc. C’était surtout pour bloquer le processus. Mais à la suite de la visite, en janvier 2020, ça a commencé à se débloquer et l’OCBA s’est montré beaucoup plus ouvert.

L’enjeu de cette commission était de proposer un projet à la fin du processus : soit un projet sur lequel touxtes les représentanxtes de la commission s’accordaient, soit deux projets parmi lesquels le Conseil d’État devait trancher. Finalement, on a réussi à se mettre d’accord. Pour ce projet, on a décidé de partir des nombreuses contraintes de Porteous. Les espaces sont énormes, donc ça ne va pas être possible de chauffer dans un premier temps. L’accès aussi est quand même une sacrée contrainte, parce que le seul accès pour les véhicules traverse les SIG3, la station d’épuration des eaux qui est juste derrière. En gros, c’est presque impossible de venir à Porteous en voiture. Et, niveau accessibilité pour les personnes à mobilité réduite, c’est très compliqué. En même temps, c’est une contrainte qui nous oblige à réfléchir sur la mobilité douce, qui est une priorité. Pourquoi ne pas réfléchir aussi à une mobilité par le Rhône ? À la base, les Mouettes genevoises4 étaient censées aller jusqu’aux tours du Lignon. Il y a déjà tous les embarcadères…

Un centre socioculturel

De nouveau, c’est la construction d’un projet à partir des contraintes et de l’expérimentation du lieu. Porteous est un bâtiment difficilement habitable, même si ça aurait plu à beaucoup de personnes. Un temps, il y avait le projet de faire un village de cabanes éparpillées partout sur le site. Mais rendre habitable le bâtiment en soi, c’est un peu utopiste. Du coup, une fois qu’on a mis ça de côté on s’est dit : « bon, qu’est-ce qu’on a envie d’en faire ? ». On a proposé d’en faire un lieu « socioculturel » ; la culture c’est quand même quelque chose qui rassure beaucoup l’État… C’est là où, en tous cas pour moi, ça fait sens de rester dans ce projet, de continuer à essayer de défendre certaines valeurs. En se demandant par exemple de quelles cultures on parle ? Ça, ça va être les prochains combats…

Les bases du projet sont déjà posées par le rapport de la commission. Les travaux ne se feront pas durant une seule longue période où le bâtiment serait fermé, mais étape par étape, des activités prenant place dans les parties mises aux normes pendant que les travaux se poursuivent dans les espaces suivants. Cette façon de faire permet également d’intégrer des nouvelles personnes, collectifs, associations de façon organique à mesure que les espaces sont disponibles. Ainsi, on propose plutôt une façon de faire qu’un projet terminé.

Aujourd’hui

La commission a rendu sa proposition de projet en juin 2020 à la demande d’André Klopmann5, le supérieur de Nicole Valiquer. Cette dernière a depuis changé de département, elle fait toujours partie de la commission même si elle n’en est plus la présidente. La présence de l’architecte français Patrick Bouchain, qui a développé l’idée du « permis de faire », a permis l’organisation d’une visite de Porteous en septembre 2020 avec les conseillers d’État concernés par le projet, le Chef du Département cantonal de la Cohésion Sociale Thierry Apothéloz, et aussi Antonio Hodgers. À ce moment-là, on s’est rendu compte qu’Apothéloz n’avait même pas encore eu le dossier entre les mains. Du coup, l’hiver s’est passé au fil des mails pour relancer la commission, on ne savait même pas si elle était terminée, ce qui allait se passer par la suite.

Klopmann, en copie, n’a jamais répondu. Il y avait ces questionnements : sur quoi faut-il appuyer ? quelle pression faut-il jouer ? On a décidé qu’on allait continuer à avancer. Comme le projet est en train d’être validé et qu’il a été plus ou moins accepté par la commission, c’est le Conseil d’État qui doit valider maintenant, et s’il y a des fonds à voter c’est le Grand Conseil. On s’est dit qu’on allait avancer de notre côté et qu’on allait se tourner vers la FPLCE, la Fondation pour la Promotion de Lieux pour la Culture Émergente, pour demander des fonds pour l’aménagement de Porteous et la mise en fonction de la première salle du bâtiment, le Chic and Shlag6. De plus, une sous-commission a été formée pour rédiger les statuts de la future coopérative qui gérera Porteous. C’est ça la stratégie pour le moment.

Le risque que ça nous échappe

C’est le risque qu’on a décidé de prendre, mais c’est un risque qui était clair depuis qu’on a décidé de sortir du bâtiment. Ce sont des choses qui ont été longuement discutées. Après, on a déjà gagné le fait que ce soit un lieu socioculturel; tout ce qu’on gagne ensuite, c’est du plus… On l’a vu comme ça. Et ça nous a permis de lâcher un peu la pression, parce que… On était épuiséexs. Il faut que le temps qu’on passe à monter ce projet, ce soit aussi du plaisir, parce qu’on ne sait pas ce que ça va donner. Il faut que les souvenirs qui mènent à ça soient de bons souvenirs.

J’ai confiance dans le fait que ça va gentiment se mettre en place. C’est un projet qui a quand même reçu un soutien populaire très large et très fort. Maintenant il va falloir être stratégique et trouver des fonds, c’est aussi un bon moyen de mettre la pression sur l’État pour que ça se débloque. On leur propose un projet à trois millions. Avant, pour le projet de prison, ça montait à 22 millions… C’est clair qu’ils ne vont pas mettre de l’argent pour la culture là-bas, mais tant mieux en fait. Ils nous filent le terrain, on fait la coopérative, et puis… on n’a plus besoin de l’État.

La motivation de départ

En fait, je pense qu’il faut se rendre sur place une fois pour le voir, on se dit qu’on ne peut pas laisser un lieu comme ça vide. Déjà, quand j’étais ado, je me souviens, il y avait les anciennes caves de Satigny qui étaient vides et j’adorais aller me balader là-bas et faire des projets, me dire « ah mais ce serait tellement bien de reprendre un espace ». Il y a vraiment ce truc de s’approprier un lieu qui n’est utilisé par personne pour en faire quelque chose de chouette, parce qu’on a la créativité, on a l’envie, on a l’énergie… Moi ce sont des valeurs avec lesquelles j’ai grandi et avec lesquelles j’ai envie de continuer à grandir. Et je pense que ce sont des possibilités géniales à partir du moment où t’as une responsabilité et que tu t’appropries quelque chose. Tu vois les effets de ce que tu fais. Je pense que ce sont des pratiques qui se perdent et qui manquent beaucoup. Alors ça donne beaucoup de pouvoir aux gens de se rendre compte qu’ils sont capables de le faire par eux-mêmes. Et de réaliser qu’on n’a pas besoin de l’État pour tout.

Aussi, pour moi, les espaces sont essentiels. Les endroits où j’ai pu me politiser, c’étaient des lieux, c’était des espaces. C’est là où tu rencontres des gens, où tu peux construire des choses. Les espaces sont essentiels à la politisation. À partir de valeurs qui peuvent être conceptuelles, réussir à se dire « bon maintenant, comment est-ce que concrètement on les met en place ? ». Que ce soit l’inclusivité, le féminisme, les questions de prix… Se dire : « comment on fait pour que Porteous soit équitable et accessible à touxtes en termes de prix ? » Il y aura des personnes qui seront payées pour faire l’administration, mais du coup est-ce qu’il faut payer les artistes ou pas ? Ben oui, il faut payer les artistes. Mais, en même temps, si c’est le collectif, qui est parfaitement bénévole, qui s’occupe des tâches ingrates de gestion et de nettoyage, c’est compliqué de payer les artistes. Je trouve que ce sont des choses qui ouvrent sur beaucoup de questionnements pratiques en fait. De la théorie à la pratique, et la pratique changera la théorie. Expliquer ce que c’est qu’un bar prix libre, le fait qu’il y ait une attention portée au respect du consentement d’autrui… C’est déjà construire un lieu accueillant. Enfin voilà, ce sont des ambiances qui permettent de poser des premières questions et de construire quelque chose de chouette.


  1. Nicole Valiquer Grecuccio, (1960) « Adjointe scientifique sur les “lieux culturels” chez Office cantonal de la culture et du sport » (in Profil LinkedIn). 

  2. Antonio Hodgers, (1976) homme politique suisse membre du parti des Verts. Il est conseiller d’État du canton de Genève depuis le 10 décembre 2013 et président du Conseil d’État du 13 septembre 2018 au 17 octobre 2020. 

  3. SIG est l’acronyme de Services Industriels de Genève. Établissement public du canton de Genève, SIG est une entreprise fournissant notamment en eau, électricité, gaz et énergie thermique et responsable des réseaux correspondants. Elle est également en charge du traitement des eaux usées, du traitement des déchets et de la gestion d’un réseau de fibre optique. 

  4. Les Mouettes Genevoises sont un réseau de transport lacustre officiant dans la rade de Genève. 

  5. André Klopmann, (1961) directeur général a.i. de l’office cantonal de la culture et du sport. 

  6. Le bar installé au rez-de-chaussée de Porteous. 

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