nous sommes partout

nous sommes partout

Vous détruisez une Spyre, on en reconstruira plein

…nous sommes partout, même dans le vide
…patience, patience… ça charge

Le collectif bambou a été évacué de la Spyre au début du mois de janvier 2020, après l’envoi de cette lettre.

On écrit ces lignes depuis la Spyre — ses grandes maisons rose pâle et son immense jardin retiennent leur souffle, se demandant combien de temps il nous reste. La Spyre, c’est ce squat perché dans les hauts de Pully, où, depuis déjà plus de trois mois, on crée ce drôle de processus de gentrification° inversée, comme une incursion de vie communautaire et engagée dans un quartier bourge et individualiste. On écrit coincéexs entre plein de personnes incroyables, sur un canapé qu’on devra sûrement abandonner. Dehors, d’autres se réchauffent autour du feu qui brûle dans le vieux puits décoré de fer forgé. Les maisons vibrent de vie, de réjouissance, mais aussi d’incertitude — c’est potentiellement un de nos derniers jours ici. On oscille entre plein d’émotions beaucoup trop intenses. Aujourd’hui, plusieurs personnes se sont fait poursuivre par la police en essayant de revenir à la maison. On sent qu’on n’a plus le luxe de remettre nos rêves à demain. La répression des lieux alternatifs ne semble pas aller en s’adoucissant.

Après avoir reçu la décision du tribunal qui nous demande de quitter les lieux dans les 48 h, on a décidé d’écrire une lettre aux propriétaires. On ne sait pas trop si on l’a écrite pour eux, pour leur faire changer d’avis, ou pour nous, pour pouvoir pousser un dernier cri avant de disparaître. En tout cas, le lendemain de la réception de notre lettre, ils ont quand même donné l’ordre à la police de nous évacuer dès que possible. On ne sait pas encore quand cette décision sera exécutée, mais la résistance s’organise.

Voici cette lettre — on espère qu’elle aidera à saisir tout ce qui nous anime dans cette période périlleuse d’activisme sur fond d’urgence climatique et de pandémie globale. Les mots ne rendront jamais justice à l’amplitude émotionnelle de ce qu’on vit ici, mais au moins, ils pourront laisser une trace de ce combat contre l’immobilier de luxe et son monde.

Lettre ouverte à Dune Capital SA, propriétaire des bâtiments de la Spyre, lieu de vie et d’activités alternatives et engagées

La Spyre, peut-être que vous n’en aviez jamais entendu parler avant. On commençait à bien se faire connaître dans le monde militant. En dehors de ces réseaux-là, on n’avait pas priorisé l’image qu’on renvoyait, on était trop occupéexs à vivre, à construire, à créer. Mais désormais, on n’a plus trop le choix, on utilise une de nos dernières armes : le pouvoir des mots et des histoires, même si on se doute que la nôtre risque de disparaître, car l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. On vivait un peu cachéexs, mais aujourd’hui, on veut partager quand même ce que vous vous apprêtez à démolir : nos envies, nos créations, nos maisons. Bienvenue dans notre monde, celui qu’on construit dans les poubelles du vôtre.

Hier, à la tombée de la nuit : on est dehors, sur la terrasse de notre maison, celle qu’on habite depuis bientôt trois mois. On est heureuxses, on discute du passé de cet endroit, de tout ce qu’on y a vécu. On s’aventure même à parler de l’avenir — chose rare car on est encore en suspens sur ce qui va se passer. On checke nos mails — et c’est la douche froide : le tribunal estime que la situation juridique dans laquelle nous nous trouvons est limpide et nous donne 48 h pour partir. On savait très bien que la soi-disant « justice » était de votre côté. On met « justice » entre des guillemets car on a de la peine à voir ce qu’il y a de juste dans le fait que certaines personnes peuvent avoir plusieurs maisons — dont certaines ne seront jamais utilisées — pendant que d’autres n’en ont pas.

Il y a presque trois mois, on vous rencontrait pour la première fois. C’était dans des circonstances un peu particulières, pas forcément idéales. On avait occupé des bâtiments qui vous appartiennent. Ces bâtiments, vous les avez achetés il y a deux ans dans le but de les démolir, pour remplacer un immense terrain verdoyant par des immeubles d’appartements de luxe.

La Spyre a moins de trois mois, mais c’est devenu un lieu de rencontres, de création et de vie. Après deux années à l’abandon, ces maisons ont été habitées par un nombre incroyable de personnes différentes et de moments forts ; elles ont été réparées, repeintes, aimées. Ce n’est pas juste un projet d’habitat personnel, c’est un projet politique qui met en place et défend des modes de vie plus communautaires, plus solidaires et plus écologiques. C’est énormément de travail de réflexion, d’organisation, de logistique, de construction, de décisions collectives et de prises de risque. Sachez que chaque fois qu’un squat se fait expulser, c’est tout un monde qui s’effrite. Ce sont des personnes qui, du jour au lendemain, se retrouvent sans chez-soi, ce sont des centaines, des milliers d’heures de travail qui disparaissent brutalement.

On se demande comment vous avez réagi à la réception de la décision du tribunal. Vous avez sûrement dû célébrer ça. Nous, on pleure, on rage, c’est toute notre vie qui bascule du jour au lendemain.

Vous nous avez déjà exprimé que ça vous semble bien culotté qu’on vous expose ces ressentis et ces sentiments d’injustice, alors que nous sommes chez vous. Or, c’est peut-être là, le problème. Aucune communication constructive n’a pu être établie, car la toute-puissance culturelle et juridique de la propriété privée vous aveugle. D’emblée, nous étions à vos yeux des criminellexs, certes gentillexs, mais des criminellexs quand même. Tout le système pousse à ce constat et vous en perpétuez les méfaits à travers votre refus de la discussion. Vous allez expulser des personnes qui n’auront probablement jamais vos privilèges, votre richesse et votre protection sociale. Vous détruisez un habitat regorgeant de vie en croyant en fabriquer un autre. Or, dans le quartier, les appartements du même type que ceux que vous prévoyez sont, pour la plupart, vides. Vous ne pensez pas ces espaces pour les faire vivre, mais pour les faire fructifier, au détriment des personnes qui ont simplement besoin d’espaces. Vous détruisez de la vie pour créer du vide, qu’il soit physique, social ou moral, tout en continuant d’alimenter les mécanismes qui pillent les ressources terrestres et poussent notre société dans ses derniers retranchements. Le simple fait que ce vide vous enrichisse vous suffit pour, chaque jour, fermer les yeux sur les vérités qui sont devant vous, devant nous touxtes. Cette lettre sera probablement notre dernière, mais vous, vous continuerez d’être confrontés à cette réalité créée par le camp que vous avez choisi. Vous continuerez d’observer l’accroissement exponentiel des inégalités sociales, la montée du niveau des océans, les migrations climatiques que cela va induire, ou encore la jeunesse révoltée dans les rues contre les mains sales du capitalisme.

Vous avez encore le choix, puisque vous n’avez pas encore de permis de construire. Venez nous rencontrer en personne ! Venez parler d’humain à humain, sans l’intermédiaire du langage juridique qui protège les intérêts financiers ! Venez voir ce qui a été créé avant de donner à la police l’ordre de nous sortir avec force et violence. On ne sait pas si vous nous entendez, si vous nous comprenez : on parle le langage du partage et des possibles ; vous nous répondez à coups de lois absurdes et d’amendes. Venez, si vous osez sortir des chemins confortables et du statut social que vous procure votre pouvoir financier. Venez voir ce qu’on fait ici, comment on vit avec des chambres pleines de lits, des têtes pleines de rêves et des cœurs pleins de vie. Venez goûter le sirop de romarin fait avec les plantes du jardin. Venez vous confronter personnellement à ce que vous vous apprêtez à détruire, à cette brèche qu’on a ouverte dans le destin de ce terrain que vous voulez vider à tout prix.

Vous nous pensez utopistes ? Ça fait longtemps qu’on ne l’est plus. Nos actions sont une concrétisation d’alternatives réalistes face à ce qui se déroule dans ce monde. La vie avance, on en tire des leçons à force de se la ramasser en pleine face. Alors on continuera d’essayer, on continuera à créer des modes de vie plus communautaires, plus résilients. On continuera à contester la logique selon laquelle il est normal que la majorité de notre temps soit vendue pour enrichir les riches et détruire le vivant. On vit en squat pour plein de raisons : par besoin, par conviction, par envie. On squatte pour libérer du temps et pour le consacrer à des actions qui font bouger, au moins un peu, le monde que vous défendez si ardemment. Cette lettre n’est pas une attaque personnelle, elle dénonce une situation qui fleurit et meurt dans un contexte très spécifique, mais qui prend racine dans des problèmes et des dynamiques bien plus larges. L’expulsion du lieu de vie et de rencontres qu’était la Spyre peut sembler n’être qu’une petite vague face à l’ampleur du désastre global, mais elle est un symptôme bien concret d’un système qui court à sa perte.

Pour terminer, nous ne citerons qu’une seule phrase du tribunal, bien emblématique de l’absurdité de la situation : « …l’argument selon lequel les bâtiments demeureraient vides durant plusieurs années avant d’être démolis ne légitime aucunement les membres du Collectif bambou à usurper les lieux, chaque propriétaire étant libre d’exercer sa possession comme il le souhaite. »

Mais bon, on espère que votre liberté d’exercer votre possession en la vidant de toute vie vous fera plaisir.

Vous détruisez une Spyre, on en reconstruira plein.

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